mercredi 25 juin 2014

TRADITION INITIATIQUE ET SYMBOLIQUE EN BIRMANIE


Dans son ouvrage Le quark et le jaguar, Murray Gell-Mann, Prix Nobel de Physique et découvreur des quarks, démontre que l’homme ou qu’une société peut être défini comme un système complexe adaptatif. Ainsi, si les symboles constituent des réponses spécifiques aux interactions de chaque société avec son environnement, le symbolisme, lui, est une "émergence" naturelle du cerveau humain, fruit de millions d’années d’évolution ; un langage qui s’est construit de manière à simplifier le complexe, à compresser une masse importante de données dans un seul signe. Pour résumer, on peut affirmer que l’homme est naturellement culturel et que si le symbolisme est un langage universel, selon la lecture structuraliste de Levi-Strauss, les symboles, eux, sont souvent propres aux sociétés qui les produisent, du fait de leurs spécificités environnementales et historiques.


Cela n’empêche cependant pas certains symboles, ce que Jung appelle des "archétypes", d’être partagés par l’ensemble de l’humanité. Soit parce que les échanges entre cultures ont permis leur transmission, soit parce qu’ils remontent à une proto-culture commune, soit parce qu’ils constituent les réponses identiques d’un programme que l’évolution a inscrit dans notre cerveau pour décoder son environnement, et dont une partie, comme le soleil, la lune ou la voûte étoilée est la même partout sur la planète.

Ainsi, Jung explique dans son ouvrage Psychologie et Alchimie, que le mandala est l’un de ces archétypes. Il s’agit d’une figure le plus souvent circulaire, intégrant des symboles ou des formes géométriques et qui sert de support de méditation aux Bouddhistes. Au Tibet ou au Népal, le mandala est fait de sable coloré et est effacé à la fin de la cérémonie, pour rappeler l’impermanence de toute chose. On peut le comparer au pavé mosaïque, que les Francs-Maçons effacent lorsqu’ils se sont réunis au sein d’un Temple provisoire dans lequel il a été dessiné à la craie.


L’escalier menant au divin est lui-aussi un archétype, qu’il s’agisse de l’échelle de Jacob, de celui qu’emprunte le Ka, l’âme des morts chez les Egyptiens, ou celui de rubis gravi par Bouddha pour rejoindre le Mont Sumeru, où vivent les divinités hindoues.
Or, quels que soient les symboles qu’il intègre, le symbolisme, comme tout langage cryptant des notions complexes au moyen de signes simples, appelle nécessairement l’initiation. Elle seule permet, en effet, de dépasser la simple compréhension rationnelle d’un symbole, pour en intérioriser pleinement le sens dans toute sa complexité. Une fois fortement approprié par l’initié, alors seulement le symbole peut-il jouer son rôle ultime de moteur de l’action.


La culture birmane ne fait pas exception à la règle. On la présente comme gardienne d’un Bouddhisme Theravada pur, mais il s’agit en fait d’un système complexe de croyances. Après tout, la Birmanie se situe au carrefour de l’Inde, de la Chine et de ce qui fut l’empire Khmer, dont elle a subi les influences, auxquelles sont venus s’ajouter des archétypes ainsi qu’un ésotérisme spécifique, mélange particulier qui constitue le système de croyances birman.

Si les Birmans prétendent être les gardiens d’un Theravada pur et dur, leur système de croyances est en fait un mélange des trois écoles bouddhistes (Theravada, Mahayana et Tantrayana), avec notamment une influence forte du Bouddhisme tantrique sur l’ésotérisme et l’occulte birman. A ce propos, on peut citer les anthropologues John Ferguson et Michael Mendelson :

« En Birmanie, comme dans le reste de l’Asie du Sud-Est, la réalité apparente est en fin de compte expliquée par une métaphore, compréhensible sur plusieurs niveaux selon la fascination de chacun pour l’inconnu.
Parce que les moines de Birmanie ne vivent sous aucune hiérarchie ecclésiastique unifiée qui pourrait définir une orthodoxie, les sectes, les groupes schismatiques et les moines de manière individuelle sont libres d’interpréter les enseignements du Bouddha avec une latitude limitée seulement par la tolérance des laïcs qui les soutiennent et les nourrissent.
Ainsi, plutôt que d’exclure, le Bouddhisme birman absorbe des idées concurrentes mais en leur donnant une interprétation theravadique, si cela est possible, et organise des notions et symboles antithétiques au sein d’une hiérarchie, dans laquelle les croyances du Pali Theravada sont au-dessus de toutes les autres.
Au cours des siècles, ce processus d’absorption a conservé un grand nombre de croyances et de symboles qu’une religion plus rigide aurait rejetés ».

Avant même que la Birmanie ne soit envahie par les Birmans, venus du Tibet par le Yunnan, le pays était occupé par les Pyus, dont la société était fondée sur un modèle indien, qu’il s’agisse du système politique, de l’écriture ou des croyances.

Les Pyus, puis les Birmans après eux reprirent des éléments de la cosmologie hindoue, dont la vision d’un Univers centré autour du Mont Sumeru, faisant office d’axis mundi, fil à plomb au sommet duquel vivent les 33 devas, divinités hindoues, gouvernées par Thagyamin, leur roi également saint patron des alchimistes birmans. Cette vision de l’univers renvoie à l’archétype de la montagne comme colonne transcendantale, lien entre le ciel et la terre, entre le sacré et le profane. Mircea Eliade en parle dans son ouvrage éponyme, démontrant l’omniprésence de ce symbole à travers le monde, qu’il s’agisse du Sinaï, du Fuji, ou de l’Olympe. Vient s’ajouter à cela le nombre 33, symbolique dans bien des cultures : 33 degrés maçonniques, mort de Jésus à 33 ans, 33 ans de règne du Roi David, etc. Coïncidence ou pas, il est amusant de voir qu’il existe 33 consonnes dans l’alphabet birman, langue qui possède 3 tons.

Les Pyus furent, avec les Môns qui peuplaient le Sud du pays, les premiers bouddhistes de Birmanie. Avant le 11ème siècle, ils pratiquaient toutes les formes de Bouddhisme, dont le Tantrisme qui se fonde sur la croyance que Bouddha aurait transmis un enseignement secret permettant l’accession immédiate au Nirvana. La particularité de cette école est l’importance qu’elle donne à la relation gourou/disciple, et donc à l’initiation, qui seule permet de maîtriser cet enseignement. Car qui dit enseignement secret dit utilisation d’un langage symbolique, ésotérique pour le crypter et le transmettre.

Les tenants du Tantrisme étaient les moines Aris du Royaume de Bagan, qui sont restés dans l’imaginaire birman comme une secte hérétique, après les persécutions subies au 11ème siècle, lorsque le Theravada fut établi comme religion d’Etat par la dynastie birmane des Anawrahta. Les Chroniques du Palais de verre, rédigées en 1832, présentent en effet les Aris, comme adeptes de pratiques peu orthodoxes : les mantras, les gestes mystiques, l’alchimie et les rapports sexuels initiatiques. Or, les croyances ésotériques actuelles des Birmans découlent en fait de celles des Aris.


Le mantra est une formule formée d’une série de syllabes répétée selon un certain rythme. Il est basé sur le pouvoir supposé du son, capable de modifier son environnement et celui qui le récite. Le plus connu est "Aum mani padme hum", qui se traduit par le « Joyau est dans le Lotus ». L’association entre la récitation d’un mantra et un geste mystique, c’est-à-dire une technique de yoga, doit, selon les croyances tantriques, permettre d’accéder à un niveau de conscience supérieure, voire même au Nirvana. Des symboles sont également utilisés comme support de la méditation, le plus fréquent étant le mandala, dont je vous ai parlé.

Il est aisé de comprendre que le pas menant de ces pratiques méditatives ésotériques à des pratiques magiques a vite été franchi, donnant naissance au Yadaya, l’occulte birman, encore très répandu dans le pays. L’une des pratiques les plus courantes consiste, comme dans la Kabbale, à associer un chiffre à une lettre, permettant de fixer le pouvoir du mantra grâce à la gématrie, dans les signes et les symboles que sont les chiffres et les lettres.

Ce n’est plus ici la prononciation de la formule qui est importante, mais sa représentation symbolique, les signes étant dessinés de manière à former des runes magiques, constructions symboliques qui associent des lettres, des chiffres, des dessins et/ou des formes géométriques. Comme avec la prononciation pour le mantra, la forme détermine ici aussi le fond, c’est-à-dire le pouvoir de la rune, qui peut prendre les atours d’un mandala, d’un animal symbolique, etc. Là-encore, la formule doit être écrite par un initié, un moine bouddhiste ou un shaman laïc, qui va transmettre son pouvoir, ou le pouvoir de l’entité dont il est le medium, au talisman.

Le yadaya ne sert plus seulement à atteindre un niveau de conscience supérieur, chaque pratique occulte ayant un rôle spécifique. Il peut s’agir d’un tatouage visant à se protéger des mauvais esprits, d’une amulette en métal gravé protégeant des balles, ou d’un pendentif en « thaing ye » (fer de l’eau) protégeant de l’ennemi, dès lors que son inversion donne « ye thaing », signifiant « qui tue l’ennemi ».

L’importance de ces croyances occultes est telle qu’elles ont parfois déterminé l’avenir du pays. Ainsi, dans les années 1930, plusieurs mouvements indépendantistes furent dirigés par des moines, qui utilisèrent leur aura magique auprès de la population. Le plus célèbre est Saya San, qui mena une révolte paysanne contre les Britanniques en revendiquant le titre de Minlaung, à savoir de roi messianique annoncé par des prophéties pour venir sauver la Birmanie. Le culte du Minlaung s’inscrit dans une vision cyclique de l’histoire. Il est entretenu par des mouvements millénaristes prophétisant que la période de crise commencée par la colonisation, serait suivie de l’avènement d’un sauveur qui rétablirait un royaume fort et le rayonnement du Bouddhisme. Cet avènement annoncerait la venue du prochain Bouddha, qui prodiguerait une dernière fois son enseignement avant la destruction du monde.

Saya San disait donc être ce Minlaung capable de bouter les Anglais hors de Birmanie grâce aux pouvoirs du Yadaya, l’occulte birman. Il tatoua une rune sur ses disciples, pour les protéger des balles, puis il les envoya charger les Anglais. Ce fut logiquement un massacre et lui-même finit pendu.

Peu de temps après, Aung San, héros de l’indépendance birmane et père du Prix Nobel de la Paix Aung San Suu Kyi, utilisa les mêmes croyances à des fins politiques. Lui-aussi prétendit être le Minlaung venu délivrer le pays du joug étranger. Les Trente Camarades, qui constituaient sa garde rapprochée, portaient eux-aussi des tatouages et des amulettes magiques. Ils pratiquèrent également le rituel d’échange de sang, le "twe-thauk", typique des sociétés ésotériques birmanes. Enfin, il nomma son parti indépendantiste le "Htwet Yat Gaing", ce qui fut traduit par "Freedom Block", mais qui avait en fait un sens beaucoup plus symbolique. En effet, "Hwet Yat Pauk" en Birman veut dire « qui est sorti du cycle ».


C’est ainsi que l’on nomme l’alchimiste parvenu à l’immortalité et donc sorti du cycle des réincarnations. De même, « Gaing » désigne plus une société ésotérique qu’un parti. Ainsi, loin d’être simplement un parti politique, son mouvement indépendantiste se voulait une mouvance religieuse faisant référence aux prophéties liées à l’occulte et au Bouddhisme birman ; ce qui explique sa popularité, à l’inverse d’autres partis faisant appel à des idéologies politiques plus rationnelles.

De même, en 1988, l’ancien dictateur socialiste Ne Win fut persuadé que le 9 était son chiffre porte-bonheur et décida de supprimer les billets en circulation pour les remplacer par d’autres aux montants multiples de 9. Cette dépréciation de la monnaie entraîna les révoltes étudiantes qui amenèrent sa chute. A ce titre, au 9 du Général Ne Win, les manifestants opposèrent le 8, qui devait là-encore leur porter bonheur. Le mouvement du 8 août 1988 (8.8.88) se solda par un bain de sang et par l’avènement d’une nouvelle dictature militaire. Enfin, l’ancien Président birman, le Général Than Shwe, était lui aussi friand d’occulte. Son nombre porte-bonheur était non pas le 9 mais le 11. C’est pourquoi il libéra 9002 prisonniers politiques en 2008 (9+2 = 11) ou que les peines de prison pour ces derniers étaient de 65 ans (6+5 =11), en référence aux « 11 feux » de la tradition bouddhiste, équivalents des 7 péchés capitaux chrétiens.

Or, l’occultisme ne constitue pas les seules croyances ésotériques que le Bouddhisme birman a héritées du Tantrisme pratiqué par le clergé Pyu des moines Aris. Les croyances alchimiques en sont d’autres qui restent encore très vivaces.

L’alchimie en birman se dit « aggiya », ce qui signifie « travail du feu ». On retrouve ici l’origine commune des croyances alchimiques, qui remonte, selon Mircea Eliade, aux premiers forgerons et aux expériences menées pour transformer les métaux vils en métaux précieux. L’alchimie opérative en somme. Devenue spéculative, l’alchimie n’a plus eu pour but la transformation de la matière, mais celle de l’être lui-même.

L’alchimie birmane ne fait pas exception, elle qui est arrivée dans le pays depuis l’Inde, comme le Bouddhisme. Cette volonté de transformer l’être, d’opérer sur lui une purification ultime menant à l’immortalité, à l’illumination, explique sa proximité avec le Bouddhisme Tantrique, qui offre lui-aussi la promesse d’un accès soudain au Nirvana grâce à un savoir et à des techniques ésotériques et hermétiques. C’est pourquoi le clergé Ari, et les sociétés ésotériques qui leur ont succédé, mêlaient les pratiques alchimiques à celles du Bouddhisme.  En effet, leurs objectifs sont assez semblables, à savoir trouver le "htwe yat pauk", le chemin vers la sortie du cycle des réincarnations. Le Bouddhisme propose de le faire par l’accès au Nirvana, la cessation de l’être, l’alchimie, elle, par l’immortalité de l’être.

Cela peut paraître contradictoire, mais les alchimistes birmans s’en sortent en expliquant vouloir accéder à l’immortalité, pour assister à l’avènement du prochain Bouddha, bénéficier de ses enseignements et atteindre le Nirvana, sans risquer entre temps de se réincarner en animal du fait d’un Karma néfaste. De plus, la pratique de l’alchimie se calque sur la discipline que doivent suivre les moines Bouddhistes du Theravada. Ainsi, si les fins peuvent sembler différentes a priori, les moyens qui y mènent sont, eux, identiques.

En effet, les alchimistes birmans, au même titre que les moines, doivent suivre une ascèse stricte interdisant la consommation de viande, d’alcool ou de drogues, ainsi que l’acte sexuel, et prônant la pratique intensive de la méditation, de même que le retrait des activités mondaines par l’ermitage. Autant de pratiques qui permettent à l’alchimiste comme au moine d’atteindre un niveau de conscience supérieur. C’est d’ailleurs pour cela que le terme « weizza », qui désigne l’alchimiste, vient du sanscrit "vijja", la connaissance, et que les alchimistes ayant acquis l’immortalité et l’illumination, sont appelés des "zawgyi", qui vient du sanscrit « yogi », signifiant « sage » ayant « uni les opposés ».


De même, la croyance veut qu’un « weizza » puisse être aussi bien un laïc qu’un moine, ayant acquis des pouvoirs et un niveau spirituel élevé grâce à l’alchimie. Les règles monastiques interdisent cependant à un moine de faire démonstration de ses pouvoirs en public sous peine d’être défroqué. On comprend dès lors pourquoi l’alchimie s’est développée au sein  de « gaing », de sociétés ésotériques, loin du monde profane, dans lesquelles ce savoir est transmis au moyen de l’initiation.

D’où le fait que les alchimistes birmans, tout comme les hermétistes européens, cachent leurs connaissances derrière des symboles, pour désigner les éléments, les techniques ou les concepts qui guident leur travail, aussi bien opératif que spéculatif, la frontière étant très poreuse entre les deux en Birmanie. En effet, la pierre philosophale, provient certes d’un travail opératif sur la matière, mais il est dit que ses pouvoirs se transmettent à l’alchimiste qui la possède. Pour faire siens ces pouvoir, l’alchimiste doit ingérer la pierre puis passer par une mort symbolique, un séjour de 3 jours dans le feu ou de 7 jours dans la terre, ce qui rappelle le cabinet de réflexion maçonnique où figure le fameux VITRIOL (vitriol visita interiora terrae rectificando invenies occultum lapidem).

J’en terminerai sur l’alchimie birmane en précisant qu’il existe trois voies royales pour obtenir la pierre philosophale : celle du mercure « bada weizza », celle du fer « thaing weizza » ; et celle des runes ou des symboles, « inn weizza », que je vous ai présentée tout à l’heure à travers la numérologie, l’occulte et le yadaya birman.

Les croyances ésotériques bouddhistes, qu’elles soient liées au Yadaya, à l’alchimie, au tantrisme, ou tout simplement au travail d’élévation de sa conscience que l’ermite pratique dans l’isolement, ont ainsi naturellement donné  naissance à une tradition initiatique servant à transmettre un savoir caché de maître à disciple, notamment au sein des sociétés discrètes que sont les « gaing », dans lesquels les symboles jouent un rôle prédominant.

Ainsi, comme pour le cabinet de réflexion maçonnique, la pratique de la méditation par un retour à la terre est très vivace en Birmanie, où il est fréquent de trouver dans les temples des cellules creusées dans la roche, dans lesquelles le moine médite, en s’aidant de symboles gravés ou peints sur les murs, représentant des runes alchimiques, le cycle des réincarnation, etc. Le mot « gu » qui apparaît dans le nom de nombreux temples signifie d’ailleurs « grotte », que l’architecture reproduit en ne laissant pénétrer la lumière du jour qu’à travers de petites ouvertures. Ces matrices utérines doivent conduire l’initié à renaître au monde comme un homme nouveau.

De même, l’entrée au monastère pour le novice, passe aussi par une initiation symbolique. Après avoir paradé habillé en prince, le garçon abandonne ses richesses matérielles en entrant au monastère, où on lui rase la tête et où on lui donne les seuls biens qu’un moine a le droit de posséder : une robe, un bol à aumône, un rasoir, un éventail et une aiguille à coudre. Ce faisant, il parcourt la voie tracée par Bouddha, prince s’étant détaché de tout pour devenir ascète. Le silence imposé lors de son apprentissage sert aussi à forger en lui cette humilité indispensable au travail qu’il doit faire sur lui pour se détacher des habitudes du monde profane, et ressemble à l’obligation qu’ont les moines de mendier leur nourriture, pieds nus, en récitant des prières, sans pouvoir parler ou interagir avec les laïcs qui leurs prodiguent leurs offrandes.

L’objectif de cette tradition initiatique est de changer l’homme par un travail intrinsèque sur soi, plutôt que la société tout entière par une externalisation. L’apprentissage du sens caché des symboles se fait au moyen d’un rituel cherchant à permettre l’élévation spirituelle du novice, incarnation après incarnation, pierre après pierre, jusqu’à l’accession au Nirvana et donc d’une société éclairée et féconde. Il a pour but de permettre une libération de l’homme par l’homme, grâce à une sublimation de l’être par une connaissance ultime que l’on pourrait qualifiée de « vérité ».

Ce n’est donc pas un hasard si la pagode birmane est un lieu chargé de symboles. Par exemple, les colonnes de la pagode sont souvent ornées d’un paon, oiseau solaire au même titre que le coq du cabinet de réflexion maçonnique, et d’un lapin, symbolisant lui la lune, entre lesquelles on aperçoit le stupa, édifice aux allures de pyramide lumineuse, représentation de la connaissance, de l’absolu, comme le stupa qui protège les reliques du Bouddha.

La géométrie de la pagode fait elle-aussi appel au symbolisme, dès lors qu’elle prend la forme d’un mandala circulaire. Au centre se trouve le stupa, référence au Mont Sumeru, centre de l’univers, fil à plomb liant le Ciel et la Terre, autour duquel gravitent les astres. J’utilise ici le mot "astres" à dessein car les autels sont placés autour du stupa sur 8 directions, une par signe astrologique. L’astrologie birmane compte 8 signes, un par jour de la semaine, le mercredi étant coupé en deux. A chaque signe et direction est associée une planète, ce qui donne 8 planètes, auxquelles s’ajoute le soleil au centre. Ce culte des 9 planètes, issu de la Mésopotamie, est directement lié à l’alchimie, puisqu’à chacune des 8 planètes correspond un métal et que le centre renvoie à l’or alchimique.

Dès lors, comme le temple maçonnique, par exemple, l’architecture de la pagode birmane appelle plusieurs niveaux de lectures symboliques, où le 9 est prédominant : les 8 directions de la rose des vents avec le Sumeru au centre, les 8 signes astrologiques avec Bouddha au centre, les 8 planètes avec la planète solaire Kate au centre, les 8 métaux alchimiques avec l’or alchimique au centre, etc. Le tout renvoyant aux 9 attributs physiques de Bouddha ou à Bouddha avec ses 8 disciples ; ce qui témoigne bien de la hiérarchie des croyances birmane, qui sont toutes incorporées au Bouddhisme Theravada birman, qui en constitue le sommet.

Dans les temples, le Bouddha est ainsi disposé à l’Est, symbole solaire de renaissance par la lumière. C’est pourquoi le sens de déambulation des fidèles autour de la pagode est le même que celui qu’emprunte le Soleil dans sa course. De même, la légende veut que les reliques du Bouddha qui se trouvent sous la pagode Shwedagon, la plus grande de Birmanie, soient gardées par des épées tournoyantes, c’est-à-dire flamboyantes, tout comme l’est l’arbre de la connaissance dans la Genèse.

On en revient ainsi aux archétypes dont je parlais en début d’article, ces symboles qui parlent à l’ensemble de l’humanité et qui renvoient à des valeurs, des connaissances, des quêtes communes, fortement inscrites dans la psyché humaine. Ainsi, tout voyageur qui viendrait à passer en Birmanie, ne manquerait pas de retrouver dans le Bouddhisme et dans l’ensemble des croyances birmanes que j’ai présentées, cette même quête de la connaissance, de la vérité et de l’illumination, que celle qui guide ceux qui partagent la volonté de changer le monde par un travail sur soi, par une alchimie opérative de l’esprit.

Après tout, chaque voyage n’est-il pas initiation à l’autre autant qu’à soi-même, et chaque symbole appris et compris un pas de plus vers l’autre et donc vers soi ?

mercredi 18 septembre 2013

LE ROI ANAWRAHTA, MYTHE OU REALITE ?


Anawrahta a-t-il existé ? A priori cette question peut paraître saugrenue, tant abondent les récits concernant ce roi mythique de Bagan qui font de son règne et de ses faits d’arme une évidence. Si vous allez en Birmanie, votre guide ne manquera pas de vous conter l’histoire légendaire du premier empereur de Birmanie, dont la statue trône parmi celles d’Alaungpaya, de Bodawpaya et des autres grands rois birmans au milieu de la nouvelle capitale, Nay Pyi Daw, qui ont fait de cette contrée l’un des empires les plus puissants d’Asie du Sud-Est, au même titre que l’empire Khmer. Il vous montrera les pagodes construites ou entamées sous son règne, vous racontera comment il a fait du Bouddhisme Theravada sa religion d’Etat et terminera par le récit héroïque de la prise de Thaton avec l’aide de ses généraux, dont le futur roi Kyanzittha. En bref, il se fera l’écho de ce que la plupart des ouvrages d’histoire racontent sur cette période, à commencer par A Burmese historian of Buddhism de Mabel Haynes Bode (1898) ou le fameux History of Burma de G.E. Harvey (1826).

Or, la source principale de ces récits demeurent les Chroniques du Palais de Verre (ou de cristal), Hmannan Yazawin en birman, rédigées entre 1829 et 1832. Il s’agit en fait d’une compilation des précédentes chroniques existantes, le plus souvent des poèmes épiques, intégrant les inscriptions trouvées sous le règne du roi Bodawpaya (1745-1819), sixième souverain de la dynastie Konbaung. Bien qu’ils aient discuté certains récits, les rédacteurs ont largement repris le Maha Yazawin, chroniques réalisées en 1724 par U Kala, historien de la cour des Toungoo. Plus qu’un travail d’historien tel qu’on l’entend aujourd’hui de manière épistémologique, il s’agit d’une chronologie mêlant faits historiques, légendes, mythes et poèmes épiques, le plus souvent dans une logique de légitimation du pouvoir birman selon des critères religieux.


En effet, la construction du royaume de Birmanie et de la nation birmane se sont historiquement faits en s’appuyant sur le Bouddhisme Theravada, facteur déterminant de hiérarchisation féodale, de distinction ethnique et de séparation entre le centre et le périphérique. Ainsi, l’histoire de la Birmanie pourrait se résumer (de manière très simplificatrice il est vrai) à une lutte politique de consolidation d’un centre politique et géographique autour de populations partageant une culture bouddhique, contre des populations périphériques non bouddhistes constituant des forces centrifuges et refusant leur intégration au royaume de Birmanie.

On peut nuancer ce propos en ajoutant que le culte des Nats a joué un rôle presqu’aussi important que le Bouddhisme dans la construction de la nation birmane. Les Nats étaient, en effet, le plus souvent des opposants aux rois birmans que ces derniers ont fait assassiner pour se débarrasser de rivaux gênants. En retour, pour asservir et dominer ces esprits, les rois leur « installaient » des autels, les transformant en "gardiens" de territoires fraichement conquis.  A ce titre, seule l’installation officielle par le roi donnait à ces esprits le statut de nat. Ainsi, les nats, et les populations de la zone qu’ils représentaient, devenaient les vassaux du pouvoir central birman, placé sous le haut patronage de Thagyamin, le roi des Nats, et du Bouddha. Tout puissants qu’étaient ces Nats, ils l’étaient toujours moins que le Bouddha lui-même ; toutes puissantes qu’étaient ces populations elles se retrouvaient ainsi sous le dominion birman.


On s’aperçoit donc que le Bouddhisme Theravada a toujours servi de facteur de hiérarchisation et de domination dans la politique birmane, ce qui explique en grande partie les heurts que l’on observe actuellement entre des communautés bouddhistes et des minorités musulmanes comme les Rohingyas, qui ne sont pas considérés comme appartenant à la nation du Myanmar dès lors qu’ils ne sont pas Bouddhistes ; et ce malgré le fait qu’ils résident dans ces zones depuis près de deux siècles. Les Arakanais, en revanche, Bouddhistes de religion, n’ont pas ce problème. Il faut ajouter comme facteur déclencheur à ces heurts, le sentiment anti-indien et anti-chinois qui avait grandi pendant la colonisation britannique – l’administration et l’armée étaient constituées d’Indiens « importés » par les Britanniques, alors que les Birmans se voyaient refuser l’accès à l’armée – , qui avait été nourri par les discours des mouvements anticoloniaux (rappelons que la très grande majorité des Thakin étaient des Birmans Bouddhistes. Seuls deux des Trente camarades d’Aung San appartenaient à des minorités) et qui avait trouvé son paroxysme lors des grandes émeutes de 1938. L’actualité, comme souvent, n’est donc qu’un rappel violent de l’histoire (voir mon article précédent sur le sujet).

Quoiqu’il en soit, il apparaît que les Chroniques du palais de cristal ont bel et bien été rédigées dans un but politique : légitimer le pouvoir des rois birmans au moyen d’un facteur religieux. C’est-à-dire, faire du Royaume de Birmanie une sorte de royaume élu par le Bouddha lui-même. A ce titre, il est intéressant de voir que les travaux récents des archéologues Israël Finkelstein et Neil Asher Silberman sur la Bible (La Bible dévoilée, 2002) tendent à prouver que, comme dans le cas des Chroniques birmanes, "la rédaction de la Bible se serait faite dans les circonstances politiques, sociales et spirituelles d'un État pleinement constitué, avec une alphabétisation répandue, à l'apogée du royaume de Juda, à l'âge du fer récent, à l'époque du roi Josias", dans le but là-aussi de faire de son royaume et de son peuple des « élus ».

Après tout, rappelons que jusqu’au 20e siècle, l’histoire n’était pas une science devant répondre à des critères épistémologiques, mais une discipline littéraire instrumentalisée par le politique et le religieux pour légitimer leur pouvoir. Les rois de France n’ont-ils pas cherché à faire remonter leur ascendance jusqu’au mythique Charlemagne, quitte à tronquer la réalité ? Ainsi, les Chroniques birmanes ne font pas exception à la règle, ce qui n’a pas empêché les récits qu’elles contiennent d’être pris pour argent comptant pendant un siècle. L’histoire du roi Anawrahta en fait partie.

Les Chroniques racontent ainsi son accession au trône en 1044, sa conversion au Theravada après un pèlerinage à Ceylan et l’arrivée du moine môn de Thaton Shin Arahan, qui devint son guide spirituel. Elles décrivent les persécutions subies par les Aris (Ah Yee Gyi) ces moines tantristes, présentés comme des alchimistes dépravés (lire mon précédent article sur le sujet pour en savoir plus), ainsi que l’invasion de Thaton par Anawrahta dans le but de récupérer la copie du Tipitaka que le roi du royaume môn, Manuha, avait refusé de lui prêter. Enfin, elles expliquent comment Bagan a pu fleurir grâce aux richesses et aux artisans ramenés en esclavage à la suite du sac de Thaton, comment le roi birmans parvint à soumettre les Shans et à obtenir une relique de dent du Bouddha suite à sa victoire sur le royaume chinois de Dali (Yunnan).

Cette « geste » d’Anawrahta, loin d’être remise en question, semble au contraire être acceptée par tous, en premier lieu les Birmans, qui y voient le point d’origine mythique, le jour de naissance de leur grande nation Bouddhiste, comme les légendes faisant des Mérovingiens les descendants cachés du Christ. Or, des découvertes archéologiques récentes remettent en question une grande partie de ces certitudes.

En effet, dans son article Recherches sur quelques inscriptions môns, publié dans le Bulletin de l’Ecole française d’Extrême-Orient en 1977, Emmanuel Guillon revient sur la découverte d’une plaque votive rédigée en vieux-môn et signée Aniruddha (Anawrahta), lors de la réparation de la pagode Shwezali de Momeik, au Nord-Est de Mogok. Or une cinquantaine de plaques du même type ont été trouvées dans toute la Birmanie, à la différence près que les autres étaient rédigées en pâli, avec une graphie proche du vieux-môn pour la plupart et une autre partie en Birman. Le fait que ces « sceaux d’Aniruddha » soient en nombre, dans des langues différentes et dispersés sur un vaste territoire (de Katha à Mergui) pose des questions, qui amènent à douter de l’existence d’un roi nommé Aniruddha (Anawrahta).

Pour reprendre l’article d’Emmanuel Guillon, voici les principales contradictions qui peuvent être relevées :


  • Le nom même du roi existe sous deux formes impossibles à concilier : Anuruddha qui viendrait du pâli Anuruddha (« adapté, conforme ») ou Aniruddha du sanskrit a-niruddha (« qu’on ne peut empêcher de diriger »), sachant, en plus, que le nom Anuruddha apparaît dans l’histoire de Bouddha (son cousin et disciple) et qu’il est utilisé à Ceylan.
  • On a trouvé des plaques représentant le boddhisattva Lokanatha à la place du Bouddha, ce qui tendrait à prouver une coexistence du Mahayana et du Theravada dans les premiers temps du royaume de Bagan, contrant ainsi l’image d’un roi Anawrahta champion du Theravada.
  • Ses relations avec les deux cités pyus Sri Ksetra et Halin varient selon les sources, allant de l’hostilité guerrière au bon voisinage. De même en ce qui concerne le royaume de Nanchao (Yunnan) et de Ceylan.
  • Toutes les sources disent que ce fut Anawrahta qui obtint pour Bagan une copie du Tipitaka (550 jataka avec commentaires) lors de la prise de Thaton, alors que les traditions birmanes et mônes affirment que les Môns le tenaient de Ceylan. Or, la tradition cinghalaise n’en utilisait que 547. Anawrahta n’a donc pas pu rapporter 550 jatakas de Thaton (leur origine serait l’Inde du Sud pour G.H. Luce, spécialiste de la Birmanie).
  • Les chroniques relatent deux guerres avec les royaumes môns de Basse-Birmanie, l’une d’Anawrahta contre Thaton, l’autre, postérieure, entre les Khmers et Pégou (Bago). Kyanzittha (roi de Bagan de 1084 à 113) serait alors venu au secours de roi sur l’ordre de son souverain Anawrahta. Or, comment expliquer qu’Anawrahta aurait, en même temps, détruit le royaume môn de Thaton pour ensuite secourir celui de Pégou, qui se dressait entre Bagan et Thaton.
  • Les Chroniques du Palais de Verre font d’Anawrahta un roi légendaire, fondateur du premier empire birman. Or, sa mort, ou plutôt sa disparition, en poursuivant un buffle furieux de l’autre côté de l’Irrawaddy rappelle justement un légende commune à d’autres pays d’Asie. On serait donc bien dans le mythe plus que dans le récit historique.


L’ensemble de ces remises en question de l’existence d’un roi Anawrahta est conforté par une plaque découverte à Bassein (Pathein), dans le delta de l’Irrawaddy, en 1973. Cette plaque, gravée en môn et daté du 13ème ou 14ème siècle, indique, en effet, que le seigneur Dhammaguna offre à une pagode des terrains au nom de la lignée Anurutta. Or, il est invraisemblable de retrouver à Bassein, au 13ème siècle, l’Anawrahta du 11ème siècle.

Heureusement, toujours selon Emmanuel Guillon, la solution à ce mystère semble être fournie par "les trois inscriptions attribuées à Cansu II, le Narapatisithu des chroniques […], qui régna à Pagan de 1174 à 1211. Son fils dit de lui dans ces inscriptions qu’il est « né de la lignée des Monarques Universels, les Anuruddhas »". En plus d’être une sorte une référence à une sorte de proto-culte du Minlaung (voir mon article sur le sujet), cette inscription permet de résoudre toutes les interrogations que soulevait la question de l’existence d’Anawrahata : ce dernier ne serait pas une personne, en l’occurrence un monarque légendaire, mais le nom général d’une lignée, d’une dynastie, probablement de tradition pyu-birmane et, toujours selon le Professeur Guillon, affirmant une relation symbolique avec les rois de Ceylan portant ce nom. Cela expliquerait qu’après la lignée mône de Kyanzittha, Cansu II, "voulant affirmer une lignée vraiment birmane cette fois, se rattache à cette origine" mythique, sans que cela ne soit pour autant prouvé dans la réalité. Enfin, cela expliquerait les « sceaux d’Aniruddha » rédigés en birman.

Pour conclure, nous pouvons donc dire que l’Anawrahta des légendes et des chroniques n’a pas existé, mais que les Anawrahta si. Reste à savoir maintenant quelle est la part de mythe et de réalité dans les récits qui sont faits de l’instauration du Theravada comme religion d’Etat, de la persécution des Aris et de la chute de Thaton. Dans mon premier livre et dans mon précédent article, j’ai essayé de répondre aux deux premières questions. J’aborderai la troisième dans le prochain roman sur lequel je travaille.

vendredi 31 mai 2013

LES MOTS DU VOYAGE

Je remercie les éditions Parfum de Nuit de m’avoir permis d’animer une conférence sur "Les mots du voyage", le 27 mai 2013, dans le cadre du deuxième salon du livre Jeuxey Lire. Une thématique en lien direct avec l’intrigue de mon premier roman et mon expérience de la Birmanie. Voici un condensé de la première partie de mon intervention, dans laquelle j’explique ma démarche.

La première question que l’on doit se poser est celle de la définition du voyage. Selon les dictionnaires, il s’agit d’un "déplacement dans l’espace, volontaire ou contraint, effectué vers un lieu plus ou moins éloigné". Le voyage inclut donc le mouvement. Rien de bien innovant me direz-vous, mais nous verrons après qu’il s’agit-là d’une notion plus profonde qu’il n’y paraît, dépassant la dimension de déplacement physique à laquelle le cantonne cette définition. On remarquera également l’intrusion discrète mais essentielle du « tropisme », à travers la qualification de « volontaire ou contraint » du voyage, référence à peine voilée à la problématique du désir et de la finalité dans celui-ci. L’intitulé de la conférence offre donc un vaste champ d’investigation.

Curieusement cependant, la première question qui se pose est de savoir si le voyage est encore possible à notre époque ; époque où moyens de transports low cost, congés payés et TIC ont pourtant banalisé ce dernier comme jamais auparavant. Dans notre « village global » où Internet, télévision et reportages permettent de découvrir des paysages et des cultures quasi-inaccessibles auparavant, aux antipodes de notre quotidien, voyager fait-il encore sens ? Dans ce monde rétrécit, non point plus petit mais toujours plus vide à cause de l’uniformisation des cultures, un monde d’où la diversité semble ironiquement toujours plus absente alors que les brassages n’ont jamais été aussi importants, peut-on encore parler d’étranger, au sens le plus étymologique du terme ? Ou bien, devons-nous faire comme Marc Augé et parler « d’impossible voyage », « celui que nous ne ferons jamais plus, celui qui aurait pu nous faire découvrir des paysages nouveaux et d’autres hommes » ? Faut-il, en grands voyageurs que nous sommes et comme le fut Claude Levi-Strauss, devenir schizophrènes, masochistes, au point de s’auto-flageller et lancer comme il l’a fait : « je hais les voyages et les explorateurs » ?


Les développements observés en ce moment en Birmanie du fait de son ouverture soudaine semblent tous abondés dans ce sens : Bagan envahie de bus vomissant des hordes de touristes faisant la queue pour photographier le coucher du soleil en haut d’une pagode ; les femmes Padaung ou Chin paradant devant les visiteurs d’un jour pour qu’ils puissent immortaliser les reliquats d’une époque passée ; Mandalay autrefois si paisible et envoûtante, où les processions de moines sont ridiculisées en folklore, en mascarade, en cohue d’objectifs se poussant les uns les autres, hurlant, coupant les files. Bref, un pays confronté comme tant d’autres au dilemme du développement économique contre la préservation de sa culture ; un pays où, comme ailleurs, le global spolie le local, parodiant, folklorisant, marchandisant la diversité. Paradoxalement, cette uniformisation des consciences par le matériel n’apporte pas sa pierre à la construction d’une conscience universelle. En transformant tout ce qui est sacré en profane, elle impose une vision d’une humanité désincarnée, un monde monolithique insensé, en lieu et place d’une quête de sens aux expressions riches et diversifiée, s’exprimant à travers l’imaginaire collectif, l’ésotérisme et les spiritualités.


Alors oui, le temps des Marco Polo, Amerigo Vespucci ou Claude Levi-Strauss semble bel et bien fini. On aurait presque envie de céder au défaitisme et d’accepter l’idée qu’il soit dorénavant impossible de voyager sans être irrémédiablement confronté à une impression de « déjà-vu ». J’en entends déjà certains dire qu’il est finalement tout aussi bien de se flanquer au fond d’un fauteuil à l’heure de la sieste un samedi après-midi, pour butiner passivement quelques images d’un « ailleurs » sur Arte, Voyages ou Ushuaïa TV. Vous auriez tort de les écouter.


Comme nous l’avons vu, le voyage est un mouvement, une interaction entre un sujet, le voyageur, et un objet, ou entre deux sujets, le voyageur étant à l’origine de l’action et le voyagé de la réaction. Il est donc une rencontre, avec l’altérité tout d’abord, mais surtout avec le soi profond, comme je le montrerai plus tard. L’idée même de voyager de manière passive devant un écran est par conséquent un contresens. Car, si les TIC permettent une certaine forme de communication, nous demeurons des êtres de chair et de sang, que même le cinéma 4D ne saurait satisfaire. Le voyage est une expérience de l’être tout entier, ses sens et sa pensée baignant dans ce conglomérat d’odeurs, de lumières, de sons, de goûts qui forment l’ailleurs. De surcroît, un périple ne peut se réduire à la captation passive de perceptions sensorielles. Nous l’avons vu, le mouvement appelle l’action et le voyageur est tout autant récepteur qu’émetteur. L’impact du tourisme sur une population, une culture ou un paysage, tel que je l’ai décrit plus haut, suffit à le prouver. Le simple fait d’observer provoque une réponse. C’est cette interaction, cette rencontre, qui fait du voyage une expérience unique, intime, en bref une initiation, ainsi que je le décris dans mon roman.

Tous, nous sommes les produits d’une culture, mais aussi d’expériences personnelles. Comme une boite noire systémique, nous passons les stimuli qui nous parviennent au filtre du programme que nous avons écrit en nous, sélectionnant, analysant, interprétant. A chacun sa « madeleine de Proust ». Ainsi, à stimuli identiques, il n’y aura pas deux voyages identiques. Ce que nous percevons et en retirons en dit finalement bien plus sur ce que nous sommes, que sur ce qui nous entoure. Telle est la morale de Zawgyi, celle que découvre Eric à la fin de mon roman :

« En repensant à ce qu’il venait de vivre, il se sentit prêt à affronter n’importe quoi. L’alchimie s’était opérée en lui. Une transformation, une sublimation. L’enfant était mort, l’homme venait de naître. Après tout, peut-être avaient-ils raison : ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort. C’était ça la Birmanie : un purgatoire, un enfer d’incertitude, un pays qui vous prenait tout avant de s’offrir à vous. Un voyage vers les autres, tout autant que vers soi-même. « Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’Univers et les dieux ». Il sourit en pensant qu’il lui avait fallu faire tout ce chemin pour exhumer ce qu’il cherchait. Loin de chez lui et de tout ce qu’il croyait connaître, il s’était finalement trouvé. »

C’est finalement là qu’interviennent les « mots du voyage ». Chaque pérégrination est une expérience personnelle qui implique un retour et par conséquent un partage. On ramène le voyage chez soi, on repositionne l’inconnu dans le connu. Ce que les autres n’ont pas vécu, nous le racontons avec nos mots. Chaque photo appelle un commentaire, un mot sur le cadre et sur ce qui est hors champ. A travers ces récits, on raconte l’autre et l’on se raconte tout autant soi-même. L’imperceptible devient tangible, l’incompréhensible est expliqué, l’ailleurs devient familier.

Or, si la physique nous enseigne une chose, c’est qu’il n’y a pas de réalité objective, permanente, absolue. Il n’y a que des perceptions du réel qui, ajoutées les unes aux autres, contribuent bâtir pierre par pierre une vision commune et partagée du monde dans lequel nous vivons. Les mots du voyage participent ainsi à la construction de la réalité. En s’agglutinant, ces données enrichissent la connaissance que nous avons de notre environnement.

La connaissance. Elle est essentielle dans le voyage. C’est elle qui rend ce dernier encore possible, malgré les affres de la mondialisation et de l’uniformisation que je dépeignais plus haut. Si les mots après le voyage, tout subjectifs qu’ils sont, participent de la construction du réel, les mots d’avant jouent un rôle essentiel dans l’interprétation que nous faisons des sensations qui nous assaillent lorsque nous voyageons. En effet, il est inutile de le rappeler, ici tout est symbole. Or, comme je l’explique dans un précédent article de mon blog, les symboles sont une fenêtre ouverte sur la culture, l’inconscient collectif, l’imaginaire d’une population. Ils sont vecteurs de communication et d’information. Comment, sans eux, interpréter certains comportements, explicites ou inconscients ? Comment expliquer le culte rendu à Aung San si l’on ne connaît pas celui du Minlaung ? Comment comprendre la politique birmane, si l’on ne sait rien du Yadaya ? Comment même apprécier l’architecture des temples de Bagan sans s’attarder sur le langage caché qui en couvre les façades ? Comment instaurer un dialogue, un échange, si l’on ne connaît pas la vision différente que l’autre à de notre monde ? Il s’agit ici de la part du voyage qui reste encore possible malgré le développement économique, malgré le tourisme de masse : le voyage vers autrui, menant bien plus qu’à une simple connaissance de l’autre, plutôt à une reconnaissance de l’autre, dans ce qu’il est au plus profond, id est une autre expression de cette humanité universelle, un miroir qui nous renvoie l’image de qui nous sommes réellement. Une reconnaissance de moi en toi. Loin d’amener à un relativisme mou acceptant tout sous couvert de tolérance, cette reconnaissance conduit à un universalisme dénué d’ethnocentrisme, où la diversité constitue l’autre forme d’expression d’une humanité unique.

En cela, les mots du voyage sont utiles en ce qu’ils permettent de construire une image plus fine de la réalité au-delà de la perception réductrice du voyageur de masse cherchant dans l’ailleurs un autre chez lui ou une simple sensation d’exotisme ; ceux qui s’en reviennent après avoir « fait » un pays. Ces mots sont un vecteur permettant de dépasser la dimension physique, horizontale et trop restrictive à mon goût du voyage, pour ouvrir un horizon en lien avec la verticalité, le transcendantal, le spirituel. Ils permettent de s’extirper des clichés, des poncifs, ceux notamment qui restent accrochés au Bouddhisme, aux Birmans, ces mythes du bon sauvage à la Montaigne que vient directement contredire l’actualité. On rejoint ici les travaux menés par Claude Levi-Strauss sur les mythes structurants, par Mircea Eliade sur le sacré et le profane, et par tant d’autres encore. J’ai voulu mettre en scène cette confrontation de points de vue dans mon roman, choisissant des personnages aux origines, aux cultures, aux objectifs différents, pourtant tous l’expression d’une même humanité fondée sur le désir, et ainsi construire à travers leurs yeux une image de la Birmanie s’éloignant du manichéisme, ni noire, ni blanche, mais suivant la jointure des pavés mosaïques.

On retrouve ici la notion de tropisme à laquelle je faisais référence en début d’article : le désir et la finalité du voyage, qui peut être volontaire ou forcé, le conatus de Spinoza, cette envie d’exister, ce moteur de l’action. Dans Zawgyi, je m’intéresse à la liberté de l’homme face à son environnement, celui tout particulier d’une dictature en pleine révolte politique. Tous les protagonistes sont animés par un désir qui les guident dans leur voyage ou qui les lance dedans contre leur gré, subissant involontairement les affres du monde qui les entoure. Ils sont contrôlés plus qu’ils ne contrôlent. Pour Eric, le voyage débute par un désir de fuite, il est une finalité en lui-même. Ce qui changera par la suite pour se conclure par une période où le voyage fini par être subi et non voulu. Les autres personnages, en revanche, semblent animés par un désir de puissance tout nietzschéen, qui donne une autre finalité à leur voyage. Leurs désirs donnent à chaque fois une teinte différente à la vision de la Birmanie pour finir par former une image complexe du pays.

Toutefois, l’écriture ne se limite pas à une description ou même à une construction de la réalité, qu’elle soit matérielle ou spirituelle, qu’elle soit visible ou voilée. Elle permet de sortir du cadre auquel nous restreignent nos sens, les lois de la physique ou notre connaissance d’une réalité. Elle est un outil au service de l’irréel. Tout d’abord parce qu’elle est un média qui, comme l’a expliqué Wittgenstein à propos des jeux de langage, ne se contente pas de lier un signifiant et un signifié de manière mathématique, mais qui déforme, plie, habille la réalité selon des règles partagées, pouvant être enfreintes. La description du Cap Sounion par Châteaubriand ou le poème « On the road to Mandalay » de Kipling, nous font voyager dans un idéal, monde des idées inaccessible, à travers l’exaltation d’une réalité tendant vers l’irréel. Démiurges, ils racontent l’exploration d’une géographie différente de celle qu’arpente le voyageur, celle de l’écrivain. Et, la magie des mots du voyage ne s’arrête pas là : voyage dans le temps, utopie, uchronie, fantastique, science-fiction, etc. Avec les mots, les possibilités de voyages sont infinies.

Zawgyi est ainsi un livre de voyage, un livre du voyage et sur le voyage. Le voyage dans tous ses états. Il débute par un voyage dans le temps, d’abord celui de la chute de Mandalay, puis celui de la Révolution de Safran, qui appartient dorénavant à l’histoire. Il est aussi un voyage en Birmanie, faisant passer le lecteur d’un site à l’autre, de Yangon à Bagan, de Pakokku aux Paktaï. Il s’agit également d’un roman ésotérique explorant l’univers symbolique, ésotérique, spirituel de la culture birmane, un voyage vers l’illumination, qu’elle soit alchimique ou non. Zawgyi est enfin un voyage initiatique, celui d’Eric, celui que j’ai vécu lors des quatre années passées en Birmanie complétées par l’écriture de ce premier ouvrage et, je l’espère, celui du lecteur ; un voyage initiatique, travail au noir et au blanc, vers le cabinet de réflexion, vers notre humanité profonde qu’il faut sublimer. L’or alchimique.

Bonne lecture et merci à tous ceux qui voudraient en savoir plus et voyager par les mots, avant, pendant, après leurs vacances grâce à mon roman.

lundi 13 mai 2013

PROCHAINES CONFERENCES


SAMEDI 25 MAI 2013 - 10H

IMAGINALES ESOTERIQUES & MACONNIQUES D'EPINAL

CAFE ESOTERIQUE - "Imaginaire collectif, ésotérisme et alchimie en Birmanie"
7, rue de Provence - 88000 Epinal

Pour plus d'informations :
Google +
Site Imaginales
Site Imaginales Esotériques et Maçonniques d'Epinal



LUNDI 27 MAI 2013 - 20H30

SALON JEUXEY LIRE

CONFERENCE - "Les mots du voyage"
2, rue du Centre - 88000 Jeuxey

Pour plus d'informations :

Google +
Site Jeuxey Lire
Page Facebook Jeuxey Lire

mercredi 30 janvier 2013

LE BOUDDHISME THERAVADA, PHILOSOPHIE DE LA PAIX OU RELIGION EN QUÊTE DE POUVOIR ?



Le Bouddhisme possède une aura, une image très particulière en Occident ; celle d’une philosophie pacifiste et enjouée, excluant tout extrémisme. Qualités qui sont nécessairement partagées par tous ses adeptes, à tel point que le mot « zen » est dorénavant entré dans le langage courant pour qualifier toute personne correspondant à l’image que l’on se fait du bon Bouddhiste : patient, compatissant, pacifiste, tolérant...

Il est évident que les images des affrontements entre bouddhistes et musulmans qui nous sont parvenues fin 2012 de l’Arakan sont dérangeantes à plus d’un titre, en particulier si l’on s’en tient à ces clichés. C’est que, comme je le montre dans mon roman, le Bouddhisme birman est souvent assez éloigné de l’image d’Epinal que nous nous en faisons en Occident, au même titre que, comme je l’expliquais dans un article précédent, la réalité de la société birmane diffère du mythe du bon sauvage que l’on essaie de lui accoler.

Présenter le Bouddhisme Theravada birman dans toutes ses nuances, notions, contradictions, subtilités, exigerait une thèse de doctorat, voire même un travail de recherche sur toute une vie. Je ne prétendrai donc pas pouvoir le faire dans un court article, ni même avoir les capacités pour effectuer un tel travail, que d’autres ont fait ou continuent de faire mieux que moi. Je souhaite simplement agrandir la fenêtre que j’ai ouverte dans mon roman et permettre à ceux qui ont lu mon livre d’en savoir un peu plus sur ce système de croyance unique, quitte à prolonger leur étude du sujet par des lectures plus appropriées telles que  les publications de Bénédicte Brac de la Perrière, Guillaume Rozenberg, Ingrid Jordt, Julianne Schober, et de bien d’autres encore.

Avant tout, dans la forme qu’il prend aujourd’hui en Birmanie, le Bouddhisme Theravada s’inscrit très clairement dans le champ de la religion, bien plus que dans celui de la philosophie. Il suffit de voir, en effet, la manière dont il est pratiqué par les Birmans pour s’apercevoir qu’il fait appel à une croyance dans une force transcendantale, omnisciente et omnipotente, capable d’influer sur la vie quotidienne ou sur l’après-vie. Les offrandes effectuées devant chaque autel planétaire des pagodes ont ainsi pour objectif d’entraîner l’obtention d’un diplôme, le succès en affaires ou en amour, ou bien encore une meilleure incarnation, dès lors que les donations sont censées « laver » en quelque sorte le karma de ceux qui les effectuent. Cette « influence » peut-être le fait du Bouddha, mais aussi de forces issues de croyances animistes traditionnelles rattachées au Theravada, comme les Nats, par exemple.

En ce qui concerne le Bouddha, cette croyance est en tous cas en contradiction avec les textes canoniques : le Bouddha ayant atteint le Parinirvana, il est sorti du cycle des réincarnations, c’est-à-dire de la réalité de notre monde, dans lequel il n’est donc plus présent et sur lequel il ne peut donc plus agir. Le débat demeure malgré tout ouvert parmi les spécialistes sur la présence ou l’absence du Bouddha dans notre monde, comme le montre Julianne Schober dans son article « Mapping the sacred in Theravada Buddhist Southern Asia ». Mais, vraie ou erronée, cette question n’enlève rien au fait que les Birmans croient en l’influence du Bouddha ou d’autres forces sur leurs existences, à travers notamment des objets sacrés (reliques, statues, etc.) ou des manifestations (dont les possessions).

Ainsi s’installe une forme de déterminisme, pas si différent de celui des religions du Livre, qui régit la vie des Birmans et qui va au-delà des conséquences liées au Karma dans le cercle du Samsara, dès lors qu’en plus de déterminer la nature de la réincarnation, il entraîne des effets quasi immédiats dans la vie de tous les jours. De là vient le Yadaya, pratique occulte dont je parlais dans mon précédent article, notamment censé contrecarrer les effets karmiques de mauvaises actions par des rituels magiques. De même, en dehors des prières en faveur de l’intercession d’une puissance extérieure, il n’est pas rare d’entendre un birman expliquer qu’il organise son quotidien en fonction des jours fastes et néfastes liés à son jour de naissance, en fonction des prédictions d’astrologues, ou de signes qui sont autant d’expression d’une croyance irrationnelle en un destin et en des forces transcendantes. Autant dire que les Birmans ont la foi (même si cette notion et sa définition restent encore ethnocentriques : un Birman, en effet, ne « croit » pas, dès lors qu’il « sait ». cf. « Introducing anthropology of religion » de Jack David Eller). C’est en tous cas ainsi qu’ils présentent leur appartenance à la communauté bouddhiste : comme l’appartenance à un groupe partageant la même religion et non comme les disciples d’un même courant philosophique.

En ce sens, il est flagrant de voir le rôle que le religieux a pu jouer dans la construction de la nation birmane. Dans un premier temps, qu’il s’agisse des relations avec les Pyus et les Môns, elle s’est effectuée par l’absorption des croyances et de la culture (écriture, architecture, religion, etc.) de ces peuples bouddhistes, jusqu’à construire dans l’imaginaire collectif un amalgame formant la culture birmane, centrée autour du Bouddhisme Theravada. Le point de naissance symbolique de la Birmanie n’est-il pas la conversion du roi Anawrahta et l’annexion du royaume de Thaton ? A tel point qu’il est aujourd’hui parfois difficile de déterminer ce qui est originairement birman, pyu ou môn dans l’imbroglio que constituent dorénavant les croyances birmanes.

De même, l’histoire de la Birmanie montre que la nation birmane dans son acceptation moderne, s’est construite autour du noyau central que constitue le Bouddhisme Theravada, contre des éléments considérés comme périphériques et extérieurs, c’est-à-dire ne partageant pas la même religion, même si ce propos doit bien entendu être nuancé. On remarque tout de même que plusieurs des mouvements anticolonialistes ont fondé leurs discours soit sur des points religieux (le refus des Anglais de se déchausser dans les pagodes, par exemple), soit sur des croyances ésotériques liées à la religion (croyance dans le Minlaung, par exemple). Certains des premiers leaders de ces mouvements étaient eux-mêmes des moines, comme U Wisara ou Saya San. Bien entendu, d’autres facteurs ont joué et jouent encore dans les événements qui accompagnent la construction de la nation birmane et de ce que l’on pourrait appeler « le vouloir vivre ensemble ». Il n’en reste pas moins que le Bouddhisme en est l’un des principaux, notamment parce qu’il a été instrumentalisé par le politique à cette fin depuis la chute de Mandalay en 1885. Après tout, les cartes d’identités ne précisent-elles pas l’appartenance ethnique et religieuse des habitants du Myanmar ? Dès lors, on comprend l’origine du ressenti d’une partie des Birmans à l’égard des Rohingyas, considérés comme étant des « immigrés illégaux », des « étrangers », bien que parfois installés dans le pays depuis 150 ans : ils ne sont pas bouddhistes…

L’absence de regard critique et rationnel vis-à-vis du clergé et des rituels bouddhiques renforce la vision d’un Bouddhisme comme croyance religieuse et non comme philosophie. Il n’est pourtant pas rare de voir un moine manger après midi, se déplacer en 4x4, parler dans un portable, regarder un DVD ou fumer, sans compter ceux qui secrètement entretiennent des relations sexuelles. Les questions émises donnent généralement lieu à des explications vagues, à des silences gênées ou à des protestations pouvant devenir agressives si la critique de la Sangha devient trop insistante. C’est que l’on touche ici au sacré, au tabou, à ce qui existe hors de la sphère profane, hors de la société civile, à partir du moment où le moine cesse d’être considéré comme un individu, un acteur social à part entière, pour devenir une fonction, le représentant d’une institution.

Ainsi, la Sangha possède une dimension symbolique qui la place au-dessus du social. Elle devient structure. A ce titre, il n’est pas anodin de noter que la répression exercée contre les moines en septembre 2007 s’est fondée sur un discours prétextant qu’un moine ne peut et ne doit avoir aucun rôle politique. Selon ce point de vue, il ne devrait pas participer à la vie de la cité, n’existant plus en qualité d’individu. Selon cette logique, celui qui le fait perd donc son statut de moine pour devenir un imposteur. Ce discours de propagande, utilisé par la junte pour justifier la répression, est bien entendu à prendre avec des pincettes. En effet, à l’opposé, les mouvements démocratiques n’ont de cesse depuis des décennies de ramener le Bouddhisme à son rôle social (cf. article « Buddhist visions of moral authority and modernity in Burma » de Julianne Schober). Il n’en demeure pas moins qu’il nous éclaire sur la place sacrée, inviolable, intouchable, inaccessible et irrationnelle qui est accordée à la Sangha dans la société birmane. Entre parenthèse, on ne peut s’empêcher de penser au livre « Le sacré et le profane » de Mircea Eliade, à l’évocation de certaines images de la Birmanie qui illustrent parfaitement le rôle du sacré dans les tâches quotidiennes des Birmans : la distribution de nourriture aux moines le matin, etc.

A ce propos, il est aussi intéressant de voir que la Sangha birmane bénéficie à la fois des trois formes de légitimité proposées par Weber. Je passerai sur la légitimité traditionnelle, faisant référence au lien intrinsèque existant entre l’apparition et la propagation du Bouddhisme en Birmanie, et la construction de l’Etat et du peuple birmans, pour m’attarder sur les deux autres formes de légitimité. Ce qui est tout d’abord intéressant, c’est de constater que le « grade » et donc la « qualité » d’un moine peuvent être liés aux diplômes qu’il a obtenus. Le passage d’examens permet ainsi à un membre de la Sangha de s’élever dans la hiérarchie interne de l’institution, et ainsi de gagner une reconnaissance publique liée à son degré de connaissances, c’est-à-dire une légitimité légale rationnelle. Cette organisation administrative de la Sangha a été voulue par le politique pour contrôler ce contre-pouvoir et contrecarrer la légitimité charismatique dont jouit le clergé bouddhique auprès de la population ; une légitimité fondée sur des aspects irrationnels, magiques et donc incontrôlables. Cette dernière est celle qui est liée à la dimension sacrée et symbolique, à la part d’irrationnel du Bouddhisme birman : les pèlerinages, les offrandes, les weikzas et leurs pouvoirs surnaturels, les Nats, les médiums… En bref, la foi, ce qui fait du Bouddhisme theravada birman une religion et non une philosophie, et tout ce qui donne à quelques hommes, finalement, la force de lever et diriger une foule.

Cette dichotomie, cette dimension paradoxale du Bouddhisme, entre philosophie du renoncement et quête du pouvoir spirituel, voire du pouvoir politique, est ce qu’étudie et décrit parfaitement Guillaume Rozenberg dans ses ouvrages « Renoncement et puissance. La quête de la sainteté dans la Birmanie contemporaine » (2005, ed. Olizane) ou encore « Les immortels. Visages de l’incroyable en Birmanie » (2010, ed. Sully), livres que je recommande chaudement, de même que ceux de Spiro, Mendelson et Schober. Deux autres ouvrages semblent également incontournables pour aborder la question de la relation entre le Bouddhisme birman et le pouvoir ; celui de Ingrid Jordt intitulé « Burma's Mass Lay Meditation Movement: Buddhism and the Cultural Construction of Power » et l’incontournable « Mental culture in Burmese crisis politics » de Gustaaf Houtman.

Tous ces éléments tendent à montrer que le Bouddhisme Theravada birman, et l’ensemble de croyances ésotériques, millénaristes, irrationnelles, qui gravitent autour de lui, constituent une croyance religieuse fondée sur la foi, et non un système de pensée philosophique fondé sur la raison. Et comme toutes les religions qui l’entourent, si le dogme n’est pas en lui-même porteur de violence, il n’est pas immunisé contre des dérives ponctuelles, due à l’instrumentalisation de croyances, de peurs, de symboles irrationnels, qui entrent en conflit avec les enseignements mêmes dont il se revendique. Les affrontements qui ont eu lieu dans l’Arakan en sont l’illustration. Car, il reste impossible de justifier, d’un point de vue rationnel, que des populations se revendiquant comme Bouddhistes, c’est-à-dire disciples d’un dogme prêchant la tolérance, la paix, la compassion et le respect de toute vie, puissent en arriver à s’attaquer ainsi à une minorité religieuse au nom de considérations nationalistes et ethniques.

S’il est une chose que montre cet épisode, au-delà du fait que le Bouddhisme birman est une religion finalement comme les autres, c’est aussi que l’Homme a aussi été programmé par l’évolution pour réagir de la même façon dans certains contextes sociaux, quelles que soient sa culture, sa religion ou les valeurs morales qui fondent son modèle de relation au monde. C’est en ça que l’alchimie, qui est le leitmotiv de mon roman, peut nous éclairer, dès lors qu’elle pose pour base l’unité de la matière : nous sommes tous faits, comme tout ce qui nous entoure, de la même matière. A partir de là peuvent être posés les jalons fondateurs d’une philosophie de la tolérance, de l’égalité, de la fraternité. Des principes universels, quoi qu’on en dise, puisqu’ils sont les fondements de la religion bouddhiste, comme de la plupart des grandes religions ou des spiritualités athées.

A ce titre, je souhaite modérer mon propos sur un Bouddhisme Theravada birman qui ne serait que foi, croyances et comportements irrationnels, au même titre que n’importe quelle autre religion. On assiste depuis quelques années à un mouvement, en particulier au sein de l’opposition et d’une nouvelle génération de moines, qui essaie de ramener la Sangha à un rôle social et le Bouddhisme Theravada à ses fondamentaux, à ses préceptes philosophiques. Ces derniers ont d’ailleurs servi de références aux discours d’Aung San Suu Kyi sur la situation en Arakan.

Quoiqu’il en soit, ce jeu d’équilibriste du Bouddhisme Theravada birman entre philosophie de la paix, religion du renoncement et quête du pouvoir est au centre même de l’intrigue de mon roman. Sabai Pyu incarne cette démarche intellectualiste d’une certaine « élite » birmane de retrouver dans le Bouddhisme ses valeurs fondatrices, sa dimension philosophique et symbolique rationnelle. Quant au moine exorciste, au colonel Khin Zaw Htut, au Général Soe Ye Myint et au Kachin Mathu Naw, ils illustrent chacun à leur manière les dérives du Bouddhisme birman en tant que religion ou système de croyances irrationnelles, ésotériques et magiques, ainsi que son instrumentalisation à des fins politiques. Pour ceux qui voudraient en savoir plus, je vous invite à lire mon roman.