lundi 14 mai 2012

LE CULTE DU MINLAUNG ET LE MAGIQUE DANS LA POLITIQUE BIRMANE

Dans mon article précédent, je présentais l’importance du millénarisme birman dans l’histoire de la dernière dynastie des Konbaung et la manière dont cet ésotérisme religieux a influé sur les relations entre le pouvoir politique et la Sangha (clergé bouddhique) en Birmanie. Ainsi que je l’expliquais, l’eschatologie populaire veut que la venue du prochain Bouddha Metteya soit annoncée par l’avènement d’un roi, d’un leader messianique, le Minlaung, qui mettrait fin à une période de déchéance et qui rétablirait la paix et l’unité du pays. Si l’histoire a montré que les rois Alaungpaya et Bodawpaya n’étaient pas le Minlaung, cette croyance n’a pas pour autant disparu avec la colonisation anglaise. Au contraire, cette dernière fut perçue comme la période de chaos auquel le Minlaung mettrait un terme.
Rappelons tout d’abord l’enjeu que représente le contrôle du religieux en Birmanie. La tradition veut que chaque garçon fasse un séjour au monastère au moment de l’adolescence (Shinbyu), rite de passage sacré qui peut s’apparenter à la première communion chez les catholiques. Le monastère, dans la Birmanie rurale, est, avec la pagode qui lui est accolée, l’épicentre symbolique de la communauté. Avant l’instauration du régime socialiste, il sert d’école, d’infirmerie, d’hospice, de léproserie et bien entendu de centre religieux. C’est lui qui régule le quotidien du villageois, en commençant le matin par l’aumône et en continuant par le marquage régulier des heures au moyen du gong. Il est d’autant mieux ancré dans la communauté que, comme je l’expliquais, chacun y séjourne au moins une fois dans sa vie et que tout laïc peut devenir moine puis quitter la robe selon son bon plaisir, à plusieurs reprises tout au long de son existence.
Le temporel et le spirituel s’interpénètrent donc en permanence ; et ce d’autant plus facilement que le Bouddhisme est une religion moniste, prêchant une délivrance non pas dans un au-delà mais dans le monde réel. Ajoutons que la société birmane, malgré la colonisation britannique, n’a pas été confrontée au positivisme ou au rationalisme issus de l’esprit des lumières. D’où l’importance du phénomène religieux encore aujourd’hui dans la société birmane, qui compte autant de moines que de soldats.
Par ailleurs, le Bouddhisme Theravada est une religion décentralisée ; individualiste diront certains adeptes du Mahayana (Grand Véhicule) pour le dénigrer. Il est vrai que l’adepte du Theravada applique à la lettre les enseignements du Bouddha, dictant que l’Illumination ne peut être obtenue que par un travail personnel sur soi, sans intercession d’une puissance extérieure. Ainsi, s’il existe un clergé Theravada, il reste cependant différent de ce que nous connaissons en Occident. Pas de Pape, de cardinaux ou même d’évêques.
Chaque Sayadaw (moine abbé) est libre de diriger son monastère comme il l’entend. Bien entendu, cela peut entrâiner des déviances mystiques, ésotériques, voire hérétiques, dès lors qu’il n’existe pas d’institution centralisée veillant à l’application du dogme, en dehors des associations regroupant plusieurs monastères sur la base du volontariat. La communauté bouddhique est, par conséquent, très difficile à contrôler du fait de l’absence de « Père spirituel », tout en étant un enjeu de pouvoir, au regard du nombre de moines qu’elle englobe et de son implication dans la société birmane. Plusieurs rois ont essayé de mettre au pas la Sangha de manière autoritaire, comme Bodawpaya. Sans succès comme nous l’avons vu, car le type d’organisation de la Sangha et la croyance millénariste dans le Minlaung ne permettent que la mise en place d’une autorité dotée d’une légitimité charismatique, et non légale-rationnelle ou traditionnelle.
De là, on comprend mieux les systèmes de croyances mis en place ou repris par les dirigeants des mouvements politiques après la chute de Mandalay dans le but d’instrumentaliser la religion bouddhiste, de s’assurer le soutien populaire et d’asseoir leur légitimité.

Plusieurs leaders des premiers mouvements anticoloniaux furent issus de la Sangha, tels que U Ottama et U Wizara, et luttèrent de manière pacifique contre l’occupation anglaise. Ces actions, appartenant à la même mouvance que la Révolution de Safran de 2007, différèrent cependant du culte du Minlaung, ce dernier étant dépeint comme un roi guerrier. Les pouvoirs temporels et spirituels étant séparés, le Minlaung ne peut donc être un moine. C’est pourquoi ceux qui ont tenté d’instrumentaliser ce mythe ont pris leur distance vis-à-vis de la Sangha, tout en faisant référence à l’eschatologie bouddhiste. Enfin, tous s’inventèrent des origines royales pour asseoir leurs prétentions.

Ce fut notamment le cas de Saya San, un moine défroqué, qui guida la révolte des paysans contre les Anglais en 1930-1931. Convaincus de ses pouvoirs magiques, ses disciples chargèrent l’armée anglaise en pensant qu’il les protègerait des balles. Ce fut une hécatombe et Saya San fut finalement pendu. Il n’était d’ailleurs pas le seul à prétendre être le Minlaung au même moment et tous les autres rebelles finirent comme lui. Puis arriva finalement Aung San, le héros de l’indépendance.
Aung San, lui-aussi, utilisa le mythe du Minlaung pour servir ses fins politiques. Ses Trente camarades, qui rappelaient les gardes rapprochées des rois Anawratha et Alaungpaya, pratiquèrent le thwe-thauk, rituel d’échange de sang, et s’inscrirent ainsi dans la tradition des rois birmans. Par ailleurs, une prophétie voulant que le roi messianique soit annoncé par le tonnerre et l’éclair(1), il demanda au Colonel Suzuki, l’officier japonais qui encadrait l’Armée de Libération Birmane, de prendre le nom de guerre de Bo Mogyo (Commandant Eclair). Enfin, il ne cessa de parsemer ses discours de références au Minlaung, qui parlèrent directement à l’imaginaire collectif birman, qui vit en lui son sauveur. Ce n’est d’ailleurs pas sans raison qu’il fit remonter sa généalogie à l’âge d’or du royaume de Bagan. Le fait qu’il ait choisi la lutte armée contre l’occupant conforta d’ailleurs les Birmans dans leur foi en l’avènement du Minlaung, voyant en lui le roi tant attendu, né lui-aussi un samedi comme tous les conquérants qui l’avaient précédé.
C’est toujours en lien avec le millénarisme birman que l’alliance des mouvements indépendantistes Dobama Asiayone de Aung San et Sinyetha Wunthanu de Ba Maw prit le nom de Htwet Yat Gaing, « Association du chemin vers la sortie ». Cette appellation fut traduite par « Freedom bloc » par des Occidentaux peu au fait des croyances birmanes. Or, il s’agissait ici d’une référence à l’alchimie birmane grâce à laquelle le Zawgyi, l’alchimiste immortel, atteint la sortie, c’est-à-dire sort du Samsara, le cercle des réincarnations. Il rappelait ici à tous que Bo Bo Aung, l’alchimiste le plus célèbre de Birmanie, auquel je fais longuement référence dans mon roman, avait promis de revenir aider le peuple birman à rétablir un royaume puissant en plaçant le Minlaung sur le trône, un peu à la manière d’un Merlin offrant à Arthur l’épée Excalibur.

En choisissant de nommer ainsi son mouvement, Aung San signifiait, par conséquent, qu’il bénéficiait de l’aide magique du Zawgyi dans sa lutte contre les Britanniques, qu’il était le sauveur que tous attendaient. Certains pensèrent même qu’il était le Prince Setkya (lire mon roman pour comprendre). Il faut ajouter que le terme « gaing » désigne une association religieuse, voire une secte ésotérique, ce qui tend à prouver que tout leader politique en Birmanie doit entrer dans le champ du magique et du charisme ésotérique pour asseoir sa légitimité.

La mort brutale d’Aung San porta un coup à ce mouvement, bien qu’il ait offert son indépendance à la Birmanie. C’est à partir de là que la croyance en Bo Min Gaung, un « jeune » zawgyi, prit le pas sur le culte rendu à Bo Bo Aung. Avec lui viendrait un nouveau Minlaung, qui mettrait fin au chaos engendré par les militaires. Ces croyances et sa glorieuse ascendance continuent d’alimenter la popularité dont jouit Aung San Suu Kyi, elle qui porte sur ces épaules les attentes de son peuple comme son père avant elle.

Ces croyances millénaristes nourrissent encore de nos jours le jeu politique birman. Il n’est donc pas impossible de voir un jour surgir un leader d’origine royale, comme dans mon roman, qui bénéficierait d’une aura magique pour se hisser au pouvoir. A ceux qui voudraient compléter la lecture de mon roman sur le sujet, je recommande l’excellent article The Coming of The “Future King”. Burmese Minlaung Expectations Before and During the Second World War de Susanne Prager. Bonne lecture.

(1)     Voici la prophécie birmane en question, expliquée dans l’article de Susanne Prager :
And on the lake a Brah’miny duck alights
When with a bow a hunter bold, he killed it;
The umbrella rod laid low the hunter bold
But the rod by Thunderbolt was struck.
(Khin 1961:11)