mercredi 25 juin 2014

TRADITION INITIATIQUE ET SYMBOLIQUE EN BIRMANIE


Dans son ouvrage Le quark et le jaguar, Murray Gell-Mann, Prix Nobel de Physique et découvreur des quarks, démontre que l’homme ou qu’une société peut être défini comme un système complexe adaptatif. Ainsi, si les symboles constituent des réponses spécifiques aux interactions de chaque société avec son environnement, le symbolisme, lui, est une "émergence" naturelle du cerveau humain, fruit de millions d’années d’évolution ; un langage qui s’est construit de manière à simplifier le complexe, à compresser une masse importante de données dans un seul signe. Pour résumer, on peut affirmer que l’homme est naturellement culturel et que si le symbolisme est un langage universel, selon la lecture structuraliste de Levi-Strauss, les symboles, eux, sont souvent propres aux sociétés qui les produisent, du fait de leurs spécificités environnementales et historiques.


Cela n’empêche cependant pas certains symboles, ce que Jung appelle des "archétypes", d’être partagés par l’ensemble de l’humanité. Soit parce que les échanges entre cultures ont permis leur transmission, soit parce qu’ils remontent à une proto-culture commune, soit parce qu’ils constituent les réponses identiques d’un programme que l’évolution a inscrit dans notre cerveau pour décoder son environnement, et dont une partie, comme le soleil, la lune ou la voûte étoilée est la même partout sur la planète.

Ainsi, Jung explique dans son ouvrage Psychologie et Alchimie, que le mandala est l’un de ces archétypes. Il s’agit d’une figure le plus souvent circulaire, intégrant des symboles ou des formes géométriques et qui sert de support de méditation aux Bouddhistes. Au Tibet ou au Népal, le mandala est fait de sable coloré et est effacé à la fin de la cérémonie, pour rappeler l’impermanence de toute chose. On peut le comparer au pavé mosaïque, que les Francs-Maçons effacent lorsqu’ils se sont réunis au sein d’un Temple provisoire dans lequel il a été dessiné à la craie.


L’escalier menant au divin est lui-aussi un archétype, qu’il s’agisse de l’échelle de Jacob, de celui qu’emprunte le Ka, l’âme des morts chez les Egyptiens, ou celui de rubis gravi par Bouddha pour rejoindre le Mont Sumeru, où vivent les divinités hindoues.
Or, quels que soient les symboles qu’il intègre, le symbolisme, comme tout langage cryptant des notions complexes au moyen de signes simples, appelle nécessairement l’initiation. Elle seule permet, en effet, de dépasser la simple compréhension rationnelle d’un symbole, pour en intérioriser pleinement le sens dans toute sa complexité. Une fois fortement approprié par l’initié, alors seulement le symbole peut-il jouer son rôle ultime de moteur de l’action.


La culture birmane ne fait pas exception à la règle. On la présente comme gardienne d’un Bouddhisme Theravada pur, mais il s’agit en fait d’un système complexe de croyances. Après tout, la Birmanie se situe au carrefour de l’Inde, de la Chine et de ce qui fut l’empire Khmer, dont elle a subi les influences, auxquelles sont venus s’ajouter des archétypes ainsi qu’un ésotérisme spécifique, mélange particulier qui constitue le système de croyances birman.

Si les Birmans prétendent être les gardiens d’un Theravada pur et dur, leur système de croyances est en fait un mélange des trois écoles bouddhistes (Theravada, Mahayana et Tantrayana), avec notamment une influence forte du Bouddhisme tantrique sur l’ésotérisme et l’occulte birman. A ce propos, on peut citer les anthropologues John Ferguson et Michael Mendelson :

« En Birmanie, comme dans le reste de l’Asie du Sud-Est, la réalité apparente est en fin de compte expliquée par une métaphore, compréhensible sur plusieurs niveaux selon la fascination de chacun pour l’inconnu.
Parce que les moines de Birmanie ne vivent sous aucune hiérarchie ecclésiastique unifiée qui pourrait définir une orthodoxie, les sectes, les groupes schismatiques et les moines de manière individuelle sont libres d’interpréter les enseignements du Bouddha avec une latitude limitée seulement par la tolérance des laïcs qui les soutiennent et les nourrissent.
Ainsi, plutôt que d’exclure, le Bouddhisme birman absorbe des idées concurrentes mais en leur donnant une interprétation theravadique, si cela est possible, et organise des notions et symboles antithétiques au sein d’une hiérarchie, dans laquelle les croyances du Pali Theravada sont au-dessus de toutes les autres.
Au cours des siècles, ce processus d’absorption a conservé un grand nombre de croyances et de symboles qu’une religion plus rigide aurait rejetés ».

Avant même que la Birmanie ne soit envahie par les Birmans, venus du Tibet par le Yunnan, le pays était occupé par les Pyus, dont la société était fondée sur un modèle indien, qu’il s’agisse du système politique, de l’écriture ou des croyances.

Les Pyus, puis les Birmans après eux reprirent des éléments de la cosmologie hindoue, dont la vision d’un Univers centré autour du Mont Sumeru, faisant office d’axis mundi, fil à plomb au sommet duquel vivent les 33 devas, divinités hindoues, gouvernées par Thagyamin, leur roi également saint patron des alchimistes birmans. Cette vision de l’univers renvoie à l’archétype de la montagne comme colonne transcendantale, lien entre le ciel et la terre, entre le sacré et le profane. Mircea Eliade en parle dans son ouvrage éponyme, démontrant l’omniprésence de ce symbole à travers le monde, qu’il s’agisse du Sinaï, du Fuji, ou de l’Olympe. Vient s’ajouter à cela le nombre 33, symbolique dans bien des cultures : 33 degrés maçonniques, mort de Jésus à 33 ans, 33 ans de règne du Roi David, etc. Coïncidence ou pas, il est amusant de voir qu’il existe 33 consonnes dans l’alphabet birman, langue qui possède 3 tons.

Les Pyus furent, avec les Môns qui peuplaient le Sud du pays, les premiers bouddhistes de Birmanie. Avant le 11ème siècle, ils pratiquaient toutes les formes de Bouddhisme, dont le Tantrisme qui se fonde sur la croyance que Bouddha aurait transmis un enseignement secret permettant l’accession immédiate au Nirvana. La particularité de cette école est l’importance qu’elle donne à la relation gourou/disciple, et donc à l’initiation, qui seule permet de maîtriser cet enseignement. Car qui dit enseignement secret dit utilisation d’un langage symbolique, ésotérique pour le crypter et le transmettre.

Les tenants du Tantrisme étaient les moines Aris du Royaume de Bagan, qui sont restés dans l’imaginaire birman comme une secte hérétique, après les persécutions subies au 11ème siècle, lorsque le Theravada fut établi comme religion d’Etat par la dynastie birmane des Anawrahta. Les Chroniques du Palais de verre, rédigées en 1832, présentent en effet les Aris, comme adeptes de pratiques peu orthodoxes : les mantras, les gestes mystiques, l’alchimie et les rapports sexuels initiatiques. Or, les croyances ésotériques actuelles des Birmans découlent en fait de celles des Aris.


Le mantra est une formule formée d’une série de syllabes répétée selon un certain rythme. Il est basé sur le pouvoir supposé du son, capable de modifier son environnement et celui qui le récite. Le plus connu est "Aum mani padme hum", qui se traduit par le « Joyau est dans le Lotus ». L’association entre la récitation d’un mantra et un geste mystique, c’est-à-dire une technique de yoga, doit, selon les croyances tantriques, permettre d’accéder à un niveau de conscience supérieure, voire même au Nirvana. Des symboles sont également utilisés comme support de la méditation, le plus fréquent étant le mandala, dont je vous ai parlé.

Il est aisé de comprendre que le pas menant de ces pratiques méditatives ésotériques à des pratiques magiques a vite été franchi, donnant naissance au Yadaya, l’occulte birman, encore très répandu dans le pays. L’une des pratiques les plus courantes consiste, comme dans la Kabbale, à associer un chiffre à une lettre, permettant de fixer le pouvoir du mantra grâce à la gématrie, dans les signes et les symboles que sont les chiffres et les lettres.

Ce n’est plus ici la prononciation de la formule qui est importante, mais sa représentation symbolique, les signes étant dessinés de manière à former des runes magiques, constructions symboliques qui associent des lettres, des chiffres, des dessins et/ou des formes géométriques. Comme avec la prononciation pour le mantra, la forme détermine ici aussi le fond, c’est-à-dire le pouvoir de la rune, qui peut prendre les atours d’un mandala, d’un animal symbolique, etc. Là-encore, la formule doit être écrite par un initié, un moine bouddhiste ou un shaman laïc, qui va transmettre son pouvoir, ou le pouvoir de l’entité dont il est le medium, au talisman.

Le yadaya ne sert plus seulement à atteindre un niveau de conscience supérieur, chaque pratique occulte ayant un rôle spécifique. Il peut s’agir d’un tatouage visant à se protéger des mauvais esprits, d’une amulette en métal gravé protégeant des balles, ou d’un pendentif en « thaing ye » (fer de l’eau) protégeant de l’ennemi, dès lors que son inversion donne « ye thaing », signifiant « qui tue l’ennemi ».

L’importance de ces croyances occultes est telle qu’elles ont parfois déterminé l’avenir du pays. Ainsi, dans les années 1930, plusieurs mouvements indépendantistes furent dirigés par des moines, qui utilisèrent leur aura magique auprès de la population. Le plus célèbre est Saya San, qui mena une révolte paysanne contre les Britanniques en revendiquant le titre de Minlaung, à savoir de roi messianique annoncé par des prophéties pour venir sauver la Birmanie. Le culte du Minlaung s’inscrit dans une vision cyclique de l’histoire. Il est entretenu par des mouvements millénaristes prophétisant que la période de crise commencée par la colonisation, serait suivie de l’avènement d’un sauveur qui rétablirait un royaume fort et le rayonnement du Bouddhisme. Cet avènement annoncerait la venue du prochain Bouddha, qui prodiguerait une dernière fois son enseignement avant la destruction du monde.

Saya San disait donc être ce Minlaung capable de bouter les Anglais hors de Birmanie grâce aux pouvoirs du Yadaya, l’occulte birman. Il tatoua une rune sur ses disciples, pour les protéger des balles, puis il les envoya charger les Anglais. Ce fut logiquement un massacre et lui-même finit pendu.

Peu de temps après, Aung San, héros de l’indépendance birmane et père du Prix Nobel de la Paix Aung San Suu Kyi, utilisa les mêmes croyances à des fins politiques. Lui-aussi prétendit être le Minlaung venu délivrer le pays du joug étranger. Les Trente Camarades, qui constituaient sa garde rapprochée, portaient eux-aussi des tatouages et des amulettes magiques. Ils pratiquèrent également le rituel d’échange de sang, le "twe-thauk", typique des sociétés ésotériques birmanes. Enfin, il nomma son parti indépendantiste le "Htwet Yat Gaing", ce qui fut traduit par "Freedom Block", mais qui avait en fait un sens beaucoup plus symbolique. En effet, "Hwet Yat Pauk" en Birman veut dire « qui est sorti du cycle ».


C’est ainsi que l’on nomme l’alchimiste parvenu à l’immortalité et donc sorti du cycle des réincarnations. De même, « Gaing » désigne plus une société ésotérique qu’un parti. Ainsi, loin d’être simplement un parti politique, son mouvement indépendantiste se voulait une mouvance religieuse faisant référence aux prophéties liées à l’occulte et au Bouddhisme birman ; ce qui explique sa popularité, à l’inverse d’autres partis faisant appel à des idéologies politiques plus rationnelles.

De même, en 1988, l’ancien dictateur socialiste Ne Win fut persuadé que le 9 était son chiffre porte-bonheur et décida de supprimer les billets en circulation pour les remplacer par d’autres aux montants multiples de 9. Cette dépréciation de la monnaie entraîna les révoltes étudiantes qui amenèrent sa chute. A ce titre, au 9 du Général Ne Win, les manifestants opposèrent le 8, qui devait là-encore leur porter bonheur. Le mouvement du 8 août 1988 (8.8.88) se solda par un bain de sang et par l’avènement d’une nouvelle dictature militaire. Enfin, l’ancien Président birman, le Général Than Shwe, était lui aussi friand d’occulte. Son nombre porte-bonheur était non pas le 9 mais le 11. C’est pourquoi il libéra 9002 prisonniers politiques en 2008 (9+2 = 11) ou que les peines de prison pour ces derniers étaient de 65 ans (6+5 =11), en référence aux « 11 feux » de la tradition bouddhiste, équivalents des 7 péchés capitaux chrétiens.

Or, l’occultisme ne constitue pas les seules croyances ésotériques que le Bouddhisme birman a héritées du Tantrisme pratiqué par le clergé Pyu des moines Aris. Les croyances alchimiques en sont d’autres qui restent encore très vivaces.

L’alchimie en birman se dit « aggiya », ce qui signifie « travail du feu ». On retrouve ici l’origine commune des croyances alchimiques, qui remonte, selon Mircea Eliade, aux premiers forgerons et aux expériences menées pour transformer les métaux vils en métaux précieux. L’alchimie opérative en somme. Devenue spéculative, l’alchimie n’a plus eu pour but la transformation de la matière, mais celle de l’être lui-même.

L’alchimie birmane ne fait pas exception, elle qui est arrivée dans le pays depuis l’Inde, comme le Bouddhisme. Cette volonté de transformer l’être, d’opérer sur lui une purification ultime menant à l’immortalité, à l’illumination, explique sa proximité avec le Bouddhisme Tantrique, qui offre lui-aussi la promesse d’un accès soudain au Nirvana grâce à un savoir et à des techniques ésotériques et hermétiques. C’est pourquoi le clergé Ari, et les sociétés ésotériques qui leur ont succédé, mêlaient les pratiques alchimiques à celles du Bouddhisme.  En effet, leurs objectifs sont assez semblables, à savoir trouver le "htwe yat pauk", le chemin vers la sortie du cycle des réincarnations. Le Bouddhisme propose de le faire par l’accès au Nirvana, la cessation de l’être, l’alchimie, elle, par l’immortalité de l’être.

Cela peut paraître contradictoire, mais les alchimistes birmans s’en sortent en expliquant vouloir accéder à l’immortalité, pour assister à l’avènement du prochain Bouddha, bénéficier de ses enseignements et atteindre le Nirvana, sans risquer entre temps de se réincarner en animal du fait d’un Karma néfaste. De plus, la pratique de l’alchimie se calque sur la discipline que doivent suivre les moines Bouddhistes du Theravada. Ainsi, si les fins peuvent sembler différentes a priori, les moyens qui y mènent sont, eux, identiques.

En effet, les alchimistes birmans, au même titre que les moines, doivent suivre une ascèse stricte interdisant la consommation de viande, d’alcool ou de drogues, ainsi que l’acte sexuel, et prônant la pratique intensive de la méditation, de même que le retrait des activités mondaines par l’ermitage. Autant de pratiques qui permettent à l’alchimiste comme au moine d’atteindre un niveau de conscience supérieur. C’est d’ailleurs pour cela que le terme « weizza », qui désigne l’alchimiste, vient du sanscrit "vijja", la connaissance, et que les alchimistes ayant acquis l’immortalité et l’illumination, sont appelés des "zawgyi", qui vient du sanscrit « yogi », signifiant « sage » ayant « uni les opposés ».


De même, la croyance veut qu’un « weizza » puisse être aussi bien un laïc qu’un moine, ayant acquis des pouvoirs et un niveau spirituel élevé grâce à l’alchimie. Les règles monastiques interdisent cependant à un moine de faire démonstration de ses pouvoirs en public sous peine d’être défroqué. On comprend dès lors pourquoi l’alchimie s’est développée au sein  de « gaing », de sociétés ésotériques, loin du monde profane, dans lesquelles ce savoir est transmis au moyen de l’initiation.

D’où le fait que les alchimistes birmans, tout comme les hermétistes européens, cachent leurs connaissances derrière des symboles, pour désigner les éléments, les techniques ou les concepts qui guident leur travail, aussi bien opératif que spéculatif, la frontière étant très poreuse entre les deux en Birmanie. En effet, la pierre philosophale, provient certes d’un travail opératif sur la matière, mais il est dit que ses pouvoirs se transmettent à l’alchimiste qui la possède. Pour faire siens ces pouvoir, l’alchimiste doit ingérer la pierre puis passer par une mort symbolique, un séjour de 3 jours dans le feu ou de 7 jours dans la terre, ce qui rappelle le cabinet de réflexion maçonnique où figure le fameux VITRIOL (vitriol visita interiora terrae rectificando invenies occultum lapidem).

J’en terminerai sur l’alchimie birmane en précisant qu’il existe trois voies royales pour obtenir la pierre philosophale : celle du mercure « bada weizza », celle du fer « thaing weizza » ; et celle des runes ou des symboles, « inn weizza », que je vous ai présentée tout à l’heure à travers la numérologie, l’occulte et le yadaya birman.

Les croyances ésotériques bouddhistes, qu’elles soient liées au Yadaya, à l’alchimie, au tantrisme, ou tout simplement au travail d’élévation de sa conscience que l’ermite pratique dans l’isolement, ont ainsi naturellement donné  naissance à une tradition initiatique servant à transmettre un savoir caché de maître à disciple, notamment au sein des sociétés discrètes que sont les « gaing », dans lesquels les symboles jouent un rôle prédominant.

Ainsi, comme pour le cabinet de réflexion maçonnique, la pratique de la méditation par un retour à la terre est très vivace en Birmanie, où il est fréquent de trouver dans les temples des cellules creusées dans la roche, dans lesquelles le moine médite, en s’aidant de symboles gravés ou peints sur les murs, représentant des runes alchimiques, le cycle des réincarnation, etc. Le mot « gu » qui apparaît dans le nom de nombreux temples signifie d’ailleurs « grotte », que l’architecture reproduit en ne laissant pénétrer la lumière du jour qu’à travers de petites ouvertures. Ces matrices utérines doivent conduire l’initié à renaître au monde comme un homme nouveau.

De même, l’entrée au monastère pour le novice, passe aussi par une initiation symbolique. Après avoir paradé habillé en prince, le garçon abandonne ses richesses matérielles en entrant au monastère, où on lui rase la tête et où on lui donne les seuls biens qu’un moine a le droit de posséder : une robe, un bol à aumône, un rasoir, un éventail et une aiguille à coudre. Ce faisant, il parcourt la voie tracée par Bouddha, prince s’étant détaché de tout pour devenir ascète. Le silence imposé lors de son apprentissage sert aussi à forger en lui cette humilité indispensable au travail qu’il doit faire sur lui pour se détacher des habitudes du monde profane, et ressemble à l’obligation qu’ont les moines de mendier leur nourriture, pieds nus, en récitant des prières, sans pouvoir parler ou interagir avec les laïcs qui leurs prodiguent leurs offrandes.

L’objectif de cette tradition initiatique est de changer l’homme par un travail intrinsèque sur soi, plutôt que la société tout entière par une externalisation. L’apprentissage du sens caché des symboles se fait au moyen d’un rituel cherchant à permettre l’élévation spirituelle du novice, incarnation après incarnation, pierre après pierre, jusqu’à l’accession au Nirvana et donc d’une société éclairée et féconde. Il a pour but de permettre une libération de l’homme par l’homme, grâce à une sublimation de l’être par une connaissance ultime que l’on pourrait qualifiée de « vérité ».

Ce n’est donc pas un hasard si la pagode birmane est un lieu chargé de symboles. Par exemple, les colonnes de la pagode sont souvent ornées d’un paon, oiseau solaire au même titre que le coq du cabinet de réflexion maçonnique, et d’un lapin, symbolisant lui la lune, entre lesquelles on aperçoit le stupa, édifice aux allures de pyramide lumineuse, représentation de la connaissance, de l’absolu, comme le stupa qui protège les reliques du Bouddha.

La géométrie de la pagode fait elle-aussi appel au symbolisme, dès lors qu’elle prend la forme d’un mandala circulaire. Au centre se trouve le stupa, référence au Mont Sumeru, centre de l’univers, fil à plomb liant le Ciel et la Terre, autour duquel gravitent les astres. J’utilise ici le mot "astres" à dessein car les autels sont placés autour du stupa sur 8 directions, une par signe astrologique. L’astrologie birmane compte 8 signes, un par jour de la semaine, le mercredi étant coupé en deux. A chaque signe et direction est associée une planète, ce qui donne 8 planètes, auxquelles s’ajoute le soleil au centre. Ce culte des 9 planètes, issu de la Mésopotamie, est directement lié à l’alchimie, puisqu’à chacune des 8 planètes correspond un métal et que le centre renvoie à l’or alchimique.

Dès lors, comme le temple maçonnique, par exemple, l’architecture de la pagode birmane appelle plusieurs niveaux de lectures symboliques, où le 9 est prédominant : les 8 directions de la rose des vents avec le Sumeru au centre, les 8 signes astrologiques avec Bouddha au centre, les 8 planètes avec la planète solaire Kate au centre, les 8 métaux alchimiques avec l’or alchimique au centre, etc. Le tout renvoyant aux 9 attributs physiques de Bouddha ou à Bouddha avec ses 8 disciples ; ce qui témoigne bien de la hiérarchie des croyances birmane, qui sont toutes incorporées au Bouddhisme Theravada birman, qui en constitue le sommet.

Dans les temples, le Bouddha est ainsi disposé à l’Est, symbole solaire de renaissance par la lumière. C’est pourquoi le sens de déambulation des fidèles autour de la pagode est le même que celui qu’emprunte le Soleil dans sa course. De même, la légende veut que les reliques du Bouddha qui se trouvent sous la pagode Shwedagon, la plus grande de Birmanie, soient gardées par des épées tournoyantes, c’est-à-dire flamboyantes, tout comme l’est l’arbre de la connaissance dans la Genèse.

On en revient ainsi aux archétypes dont je parlais en début d’article, ces symboles qui parlent à l’ensemble de l’humanité et qui renvoient à des valeurs, des connaissances, des quêtes communes, fortement inscrites dans la psyché humaine. Ainsi, tout voyageur qui viendrait à passer en Birmanie, ne manquerait pas de retrouver dans le Bouddhisme et dans l’ensemble des croyances birmanes que j’ai présentées, cette même quête de la connaissance, de la vérité et de l’illumination, que celle qui guide ceux qui partagent la volonté de changer le monde par un travail sur soi, par une alchimie opérative de l’esprit.

Après tout, chaque voyage n’est-il pas initiation à l’autre autant qu’à soi-même, et chaque symbole appris et compris un pas de plus vers l’autre et donc vers soi ?