mercredi 11 avril 2012

SHIN EIZAGONA, LE PREMIER ALCHIMISTE DE BIRMANIE

Dans le prologue de mon roman, je raconte l’histoire du moine Eizagona (Ajagona, Izza-Gawna, Itzagawna), plus connu sous le nom de  « Moine Bouc-Bœuf ». On peut retrouver ce personnage, l’un des plus célèbres du folklore birman, dans les ouvrages de Ferguson et Mendelson, sur le bouddhisme ésotérique, les sectes millénaristes et l’alchimie birmane (aggiya). Outre l’aspect récréatif de ce conte traditionnel, l’histoire d’Eizagona regorge de thématiques et de symboles précieux pour la compréhension de l’émergence du Bouddhisme Theravada en Birmanie.

Eizagona était un alchimiste (weizza), ce qui, dans l’orthodoxie Theravada est incompatible avec le statut de moine. Rappelons que l’alchimie opérative birmane, comme l’alchimie taoïste, indienne ou occidentale, a pour objectif la fabrication de la pierre philosophale (datlone) dans le but de créer de l’or et d’atteindre l’immortalité. Cela paraît donc contradictoire avec le détachement absolu, le Nibbana, vers lequel doit tendre un moine bouddhiste.

On peut, par conséquent, en conclure qu’Eizagona était probablement membre d’une secte ésotérique et millénariste, dont les adeptes cherchaient à atteindre l’immortalité afin de pouvoir assister à l’avènement du futur Bouddha, le Metteya, et de profiter de son enseignement pour atteindre l’Illumination ; immortalité leur évitant une possible réincarnation néfaste en animal, du fait d’un mauvais kamma passé, qui les priverait de cet enseignement.

Il est intéressant de constater que ce type d’eschatologie est apparue simultanément en Asie, au Moyen-Orient et en Europe aux environs du 10ème et du 11ème siècle, de même qu’en sont apparues d’autres dans le monde entier à la fin du 18ème et au début du 19ème siècle. Sont-elles nées en réaction à des changements politiques et culturels brutaux ? A des résistances face à la montée de mouvements philosophiques contradictoires ?

Quoiqu’il en soit, il semblerait que l’histoire d’Eizagona se situe avant l’arrivée du roi Anawrahta sur le trône de Bagan et la conversion forcée, mais progressive, de l’ensemble du royaume au Bouddhisme Theravada. Elle prend probablement place au tout début du royaume de Bagan, à cette époque de transition des cité-Etat pyu vers le royaume unifié birman, au moment où ces deux sociétés et ces deux cultures fusionnèrent.  Rappelons que les Pyus étaient en majorité bouddhistes, mais que leur culture et leur système politique avaient été mis en place selon un modèle indien. C’est d’ailleurs l’un des facteurs qui a pesé dans l’apparition d’un royaume centralisé autour de Bagan, selon la thèse « Origins of Bagan », publiée par Bob Hudson, en 2004, à l’Université de Sydney. Je recommande d’ailleurs cette étude passionnante sur la civilisation Pyu.

Ainsi, si certains Pyus étaient déjà theravadistes, beaucoup étaient également mahayanistes ou tantristes. En repensant aux quelques écrits qui nous sont parvenus sur les Aris, secte tantrique pratiquant l’alchimie, on ne peut, dès lors, s’empêcher de penser qu’Eizagona était un moine Ari. Les « chroniques du Palais de Verre » racontent qu’après qu’Anawrahta a choisi le Theravada comme religion d’Etat, les Aris n’ont eus d’autre choix que de se convertir ou de mourir. On comprend, ainsi, toute la portée symbolique et l’effet de catharsis de la légende d’Eizagona.

Eizagona a, en effet, fini par découvrir la Pierre philosophale, source de richesses qui a permis aux habitants de Bagan de construire des milliers de pagodes, puis est allé atteindre l’Illumination au Mont Popa, avant de se retirer dans la « Gaing » (société religieuse) céleste des alchimistes en attendant la venue du futur Bouddha.
Sa légende rappelle donc le lien qui unit les sociétés birmane et pyu, l’une n’ayant pu devenir l’empire qu’elle a été sans l’autre. Elle constitue une sorte de tribu, d’hommage, rendu par les Birmans aux Pyus. Si Bagan a pu se développer, c’est grâce à la richesse créée par les cités-Etat pyus qui l’ont précédée. Les Pyus étaient, en effet, passés maîtres dans l’art de construire des murs, des temples, des réseaux d’irrigation. Ils connaissaient le travail des métaux, l’écriture, battaient monnaie, etc. Ils ont fourni leur prototype aux pagodes birmanes, ont développé l’art du stuc qui a fait de Bagan la merveille qu’elle est devenue.


Ce conte donne donc une origine symbolique, mythique, au royaume de Bagan, dont la portée nous échappe sans doute en grande partie, mais qui devait être aussi forte pour les Birmans de l’époque que ne l’était le mythe de Romulus et Remus, de Paris, d’Athena, etc. pour les peuples de l’antiquité européenne. Un mythe rassembleur, unifiant les différentes cultures, croyances, populations qui se sont mélangé au sein de ce royaume, autour d’une origine commune et en direction d’un objectif commun : faire de Bagan le centre d’un empire riche et puissant, construit à la gloire de Bouddha.

C’est pourquoi la légende d’Eizagona trace le lien symbolique qui unit le Theravada aux croyances animistes encore ancrées dans la société birmane et à la cosmogonie hindoue reprise par le Bouddhisme. On passe ainsi de Bagan, devenu le centre symbolique du Bouddhisme à partir du 11ème siècle, au Mont Popa, qui est celui du culte rendu au Nats (esprits), et enfin au lieu céleste où les alchimistes immortels attendent le Bouddha en compagnie des divinités empruntées à l’hindouisme.

En dehors de cela, on retrouve naturellement dans ce conte, qui a dû être transformé au fil des siècles, les grandes thématiques et symboliques de l’alchimie birmane. On voit dès le départ qu’il s’agit d’une alchimie à la fois opérative – le moine travaille dans son laboratoire – et spéculative, puisqu’il s’agit d’un moine et que la Pierre philosophale lui permet d’atteindre l’Illumination.


On retrouve également la référence aux quatre éléments fondamentaux, qui sont à la base de l’alchimie. Tout d’abord, la terre, dans laquelle la Pierre se transforme ou dans laquelle le moine est enterré 7 jours avant d’atteindre l’immortalité. Il s’agit du premier élément, qui a toujours revêtu une importance fondamentale dans le Bouddhisme birman : « Gu », qui signifie « la grotte », est également présent dans le nom de nombreux temples. En effet, les temples de Bagan ont été construits de manière à ce que la lumière qui y pénètre rappelle celle d’une caverne, sans doute premier lieu de culte pour les peuples birmans descendus de l’Himalaya. Il suffit de voir les grottes de Lascaux pour se rappeler qu’il s’agit sans doute d’un des premiers lieux sacrés, symbole de fertilité, de renaissance, pour l’ensemble de l’humanité.  On y entre pour en ressortir transformé, ressuscité. Les moines continuent encore à méditer dans les cellules creusées à même la roche à Bagan ou à Pindaya, par exemple.

Le feu est également omniprésent dans la légende d’Eizagona. On le trouve tout d’abord dans le laboratoire du moine, qui détruit de dépit son fourneau lorsqu’il pense avoir échoué dans ses recherches. Je vous renvoie à ce titre, aux écrits de Mircea Eliade sur l’alchimie et le statut des forgerons dans toutes les cultures traditionnelles. Il s’agissait d’une des premières professions possédant ses rites d’initiation, ses codes secrets, ses symboles ésotériques, bien avant les bâtisseurs de cathédrales. Ce sont eux qui ont donné naissance aux croyances, symboles et connaissances des premiers alchimistes. On retrouve également la référence à cet élément dans la lumière que produit la Pierre, dans la transformation des métaux vils en métaux précieux, le feu étant l’élément transformateur par excellence. La pierre ne rend-elle pas la vue la vue, la lumière au moine énucléé, lorsque son disciple lui apporte un œil de bœuf et un œil de bouc ? A ce titre, l’alchimie birmane possède aussi une dimension médicinale (sei weizza), comme dans le Taoïsme ou l’Ayurveda et comme avec la Panacée.


De même, l’air est l’élément qui est sous-entendu lorsque Eizagona se rend au sommet du Mont Popa, la montagne étant l’un des premiers symboles de la connaissance et du divin. Il suffit de penser au Mont Olympe, aux Pyramides, à la Tour de Babel, qui pointent tous vers le ciel où se trouvent les dieux ; dieux, ou plutôt devas, que finit par rejoindre finalement le moine lorsqu’il a atteint l’Illumination (nibbana), c’est-à-dire un niveau de pureté de conscience qui s’apparente à la pureté et à la transparence de l’air.
Il semblerait que seule l’eau soit quasi-absente de ce mythe alchimique finalement.

Il est probable que la légende d’Eizagona soit porteuse d’encore bien des sens et des symboles qui m’auront échappés. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit de l’un des mythes fondateurs les plus importants et les plus vivaces de la Birmanie. Pour s’en rendre compte, il suffit de voir l’autel qui lui est consacré sur la plateforme de la pagode Shwedagon à Yangon et d’entendre les parents raconter cette histoire à leurs enfants.

On trouve également le temple qui lui est dédié sur le site de Bagan, près du village Minnanthu. Le temple Shin Izza Gawna est un temple de style Zedi Pauk Gu (on retrouve la référence au Gu, « la grotte »), qui a été construit en 1237 par le Ministre Maha Thaman.

Sans doute constitue-t-il le point central de la constellation du cygne que cherchaient Sabai Pyu et Eric, qui sait ? Ceux qui ont lu mon roman comprendront.

Aux autres, je souhaite une bonne lecture.

Jak Bazino




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