mercredi 18 septembre 2013

LE ROI ANAWRAHTA, MYTHE OU REALITE ?


Anawrahta a-t-il existé ? A priori cette question peut paraître saugrenue, tant abondent les récits concernant ce roi mythique de Bagan qui font de son règne et de ses faits d’arme une évidence. Si vous allez en Birmanie, votre guide ne manquera pas de vous conter l’histoire légendaire du premier empereur de Birmanie, dont la statue trône parmi celles d’Alaungpaya, de Bodawpaya et des autres grands rois birmans au milieu de la nouvelle capitale, Nay Pyi Daw, qui ont fait de cette contrée l’un des empires les plus puissants d’Asie du Sud-Est, au même titre que l’empire Khmer. Il vous montrera les pagodes construites ou entamées sous son règne, vous racontera comment il a fait du Bouddhisme Theravada sa religion d’Etat et terminera par le récit héroïque de la prise de Thaton avec l’aide de ses généraux, dont le futur roi Kyanzittha. En bref, il se fera l’écho de ce que la plupart des ouvrages d’histoire racontent sur cette période, à commencer par A Burmese historian of Buddhism de Mabel Haynes Bode (1898) ou le fameux History of Burma de G.E. Harvey (1826).

Or, la source principale de ces récits demeurent les Chroniques du Palais de Verre (ou de cristal), Hmannan Yazawin en birman, rédigées entre 1829 et 1832. Il s’agit en fait d’une compilation des précédentes chroniques existantes, le plus souvent des poèmes épiques, intégrant les inscriptions trouvées sous le règne du roi Bodawpaya (1745-1819), sixième souverain de la dynastie Konbaung. Bien qu’ils aient discuté certains récits, les rédacteurs ont largement repris le Maha Yazawin, chroniques réalisées en 1724 par U Kala, historien de la cour des Toungoo. Plus qu’un travail d’historien tel qu’on l’entend aujourd’hui de manière épistémologique, il s’agit d’une chronologie mêlant faits historiques, légendes, mythes et poèmes épiques, le plus souvent dans une logique de légitimation du pouvoir birman selon des critères religieux.


En effet, la construction du royaume de Birmanie et de la nation birmane se sont historiquement faits en s’appuyant sur le Bouddhisme Theravada, facteur déterminant de hiérarchisation féodale, de distinction ethnique et de séparation entre le centre et le périphérique. Ainsi, l’histoire de la Birmanie pourrait se résumer (de manière très simplificatrice il est vrai) à une lutte politique de consolidation d’un centre politique et géographique autour de populations partageant une culture bouddhique, contre des populations périphériques non bouddhistes constituant des forces centrifuges et refusant leur intégration au royaume de Birmanie.

On peut nuancer ce propos en ajoutant que le culte des Nats a joué un rôle presqu’aussi important que le Bouddhisme dans la construction de la nation birmane. Les Nats étaient, en effet, le plus souvent des opposants aux rois birmans que ces derniers ont fait assassiner pour se débarrasser de rivaux gênants. En retour, pour asservir et dominer ces esprits, les rois leur « installaient » des autels, les transformant en "gardiens" de territoires fraichement conquis.  A ce titre, seule l’installation officielle par le roi donnait à ces esprits le statut de nat. Ainsi, les nats, et les populations de la zone qu’ils représentaient, devenaient les vassaux du pouvoir central birman, placé sous le haut patronage de Thagyamin, le roi des Nats, et du Bouddha. Tout puissants qu’étaient ces Nats, ils l’étaient toujours moins que le Bouddha lui-même ; toutes puissantes qu’étaient ces populations elles se retrouvaient ainsi sous le dominion birman.


On s’aperçoit donc que le Bouddhisme Theravada a toujours servi de facteur de hiérarchisation et de domination dans la politique birmane, ce qui explique en grande partie les heurts que l’on observe actuellement entre des communautés bouddhistes et des minorités musulmanes comme les Rohingyas, qui ne sont pas considérés comme appartenant à la nation du Myanmar dès lors qu’ils ne sont pas Bouddhistes ; et ce malgré le fait qu’ils résident dans ces zones depuis près de deux siècles. Les Arakanais, en revanche, Bouddhistes de religion, n’ont pas ce problème. Il faut ajouter comme facteur déclencheur à ces heurts, le sentiment anti-indien et anti-chinois qui avait grandi pendant la colonisation britannique – l’administration et l’armée étaient constituées d’Indiens « importés » par les Britanniques, alors que les Birmans se voyaient refuser l’accès à l’armée – , qui avait été nourri par les discours des mouvements anticoloniaux (rappelons que la très grande majorité des Thakin étaient des Birmans Bouddhistes. Seuls deux des Trente camarades d’Aung San appartenaient à des minorités) et qui avait trouvé son paroxysme lors des grandes émeutes de 1938. L’actualité, comme souvent, n’est donc qu’un rappel violent de l’histoire (voir mon article précédent sur le sujet).

Quoiqu’il en soit, il apparaît que les Chroniques du palais de cristal ont bel et bien été rédigées dans un but politique : légitimer le pouvoir des rois birmans au moyen d’un facteur religieux. C’est-à-dire, faire du Royaume de Birmanie une sorte de royaume élu par le Bouddha lui-même. A ce titre, il est intéressant de voir que les travaux récents des archéologues Israël Finkelstein et Neil Asher Silberman sur la Bible (La Bible dévoilée, 2002) tendent à prouver que, comme dans le cas des Chroniques birmanes, "la rédaction de la Bible se serait faite dans les circonstances politiques, sociales et spirituelles d'un État pleinement constitué, avec une alphabétisation répandue, à l'apogée du royaume de Juda, à l'âge du fer récent, à l'époque du roi Josias", dans le but là-aussi de faire de son royaume et de son peuple des « élus ».

Après tout, rappelons que jusqu’au 20e siècle, l’histoire n’était pas une science devant répondre à des critères épistémologiques, mais une discipline littéraire instrumentalisée par le politique et le religieux pour légitimer leur pouvoir. Les rois de France n’ont-ils pas cherché à faire remonter leur ascendance jusqu’au mythique Charlemagne, quitte à tronquer la réalité ? Ainsi, les Chroniques birmanes ne font pas exception à la règle, ce qui n’a pas empêché les récits qu’elles contiennent d’être pris pour argent comptant pendant un siècle. L’histoire du roi Anawrahta en fait partie.

Les Chroniques racontent ainsi son accession au trône en 1044, sa conversion au Theravada après un pèlerinage à Ceylan et l’arrivée du moine môn de Thaton Shin Arahan, qui devint son guide spirituel. Elles décrivent les persécutions subies par les Aris (Ah Yee Gyi) ces moines tantristes, présentés comme des alchimistes dépravés (lire mon précédent article sur le sujet pour en savoir plus), ainsi que l’invasion de Thaton par Anawrahta dans le but de récupérer la copie du Tipitaka que le roi du royaume môn, Manuha, avait refusé de lui prêter. Enfin, elles expliquent comment Bagan a pu fleurir grâce aux richesses et aux artisans ramenés en esclavage à la suite du sac de Thaton, comment le roi birmans parvint à soumettre les Shans et à obtenir une relique de dent du Bouddha suite à sa victoire sur le royaume chinois de Dali (Yunnan).

Cette « geste » d’Anawrahta, loin d’être remise en question, semble au contraire être acceptée par tous, en premier lieu les Birmans, qui y voient le point d’origine mythique, le jour de naissance de leur grande nation Bouddhiste, comme les légendes faisant des Mérovingiens les descendants cachés du Christ. Or, des découvertes archéologiques récentes remettent en question une grande partie de ces certitudes.

En effet, dans son article Recherches sur quelques inscriptions môns, publié dans le Bulletin de l’Ecole française d’Extrême-Orient en 1977, Emmanuel Guillon revient sur la découverte d’une plaque votive rédigée en vieux-môn et signée Aniruddha (Anawrahta), lors de la réparation de la pagode Shwezali de Momeik, au Nord-Est de Mogok. Or une cinquantaine de plaques du même type ont été trouvées dans toute la Birmanie, à la différence près que les autres étaient rédigées en pâli, avec une graphie proche du vieux-môn pour la plupart et une autre partie en Birman. Le fait que ces « sceaux d’Aniruddha » soient en nombre, dans des langues différentes et dispersés sur un vaste territoire (de Katha à Mergui) pose des questions, qui amènent à douter de l’existence d’un roi nommé Aniruddha (Anawrahta).

Pour reprendre l’article d’Emmanuel Guillon, voici les principales contradictions qui peuvent être relevées :


  • Le nom même du roi existe sous deux formes impossibles à concilier : Anuruddha qui viendrait du pâli Anuruddha (« adapté, conforme ») ou Aniruddha du sanskrit a-niruddha (« qu’on ne peut empêcher de diriger »), sachant, en plus, que le nom Anuruddha apparaît dans l’histoire de Bouddha (son cousin et disciple) et qu’il est utilisé à Ceylan.
  • On a trouvé des plaques représentant le boddhisattva Lokanatha à la place du Bouddha, ce qui tendrait à prouver une coexistence du Mahayana et du Theravada dans les premiers temps du royaume de Bagan, contrant ainsi l’image d’un roi Anawrahta champion du Theravada.
  • Ses relations avec les deux cités pyus Sri Ksetra et Halin varient selon les sources, allant de l’hostilité guerrière au bon voisinage. De même en ce qui concerne le royaume de Nanchao (Yunnan) et de Ceylan.
  • Toutes les sources disent que ce fut Anawrahta qui obtint pour Bagan une copie du Tipitaka (550 jataka avec commentaires) lors de la prise de Thaton, alors que les traditions birmanes et mônes affirment que les Môns le tenaient de Ceylan. Or, la tradition cinghalaise n’en utilisait que 547. Anawrahta n’a donc pas pu rapporter 550 jatakas de Thaton (leur origine serait l’Inde du Sud pour G.H. Luce, spécialiste de la Birmanie).
  • Les chroniques relatent deux guerres avec les royaumes môns de Basse-Birmanie, l’une d’Anawrahta contre Thaton, l’autre, postérieure, entre les Khmers et Pégou (Bago). Kyanzittha (roi de Bagan de 1084 à 113) serait alors venu au secours de roi sur l’ordre de son souverain Anawrahta. Or, comment expliquer qu’Anawrahta aurait, en même temps, détruit le royaume môn de Thaton pour ensuite secourir celui de Pégou, qui se dressait entre Bagan et Thaton.
  • Les Chroniques du Palais de Verre font d’Anawrahta un roi légendaire, fondateur du premier empire birman. Or, sa mort, ou plutôt sa disparition, en poursuivant un buffle furieux de l’autre côté de l’Irrawaddy rappelle justement un légende commune à d’autres pays d’Asie. On serait donc bien dans le mythe plus que dans le récit historique.


L’ensemble de ces remises en question de l’existence d’un roi Anawrahta est conforté par une plaque découverte à Bassein (Pathein), dans le delta de l’Irrawaddy, en 1973. Cette plaque, gravée en môn et daté du 13ème ou 14ème siècle, indique, en effet, que le seigneur Dhammaguna offre à une pagode des terrains au nom de la lignée Anurutta. Or, il est invraisemblable de retrouver à Bassein, au 13ème siècle, l’Anawrahta du 11ème siècle.

Heureusement, toujours selon Emmanuel Guillon, la solution à ce mystère semble être fournie par "les trois inscriptions attribuées à Cansu II, le Narapatisithu des chroniques […], qui régna à Pagan de 1174 à 1211. Son fils dit de lui dans ces inscriptions qu’il est « né de la lignée des Monarques Universels, les Anuruddhas »". En plus d’être une sorte une référence à une sorte de proto-culte du Minlaung (voir mon article sur le sujet), cette inscription permet de résoudre toutes les interrogations que soulevait la question de l’existence d’Anawrahata : ce dernier ne serait pas une personne, en l’occurrence un monarque légendaire, mais le nom général d’une lignée, d’une dynastie, probablement de tradition pyu-birmane et, toujours selon le Professeur Guillon, affirmant une relation symbolique avec les rois de Ceylan portant ce nom. Cela expliquerait qu’après la lignée mône de Kyanzittha, Cansu II, "voulant affirmer une lignée vraiment birmane cette fois, se rattache à cette origine" mythique, sans que cela ne soit pour autant prouvé dans la réalité. Enfin, cela expliquerait les « sceaux d’Aniruddha » rédigés en birman.

Pour conclure, nous pouvons donc dire que l’Anawrahta des légendes et des chroniques n’a pas existé, mais que les Anawrahta si. Reste à savoir maintenant quelle est la part de mythe et de réalité dans les récits qui sont faits de l’instauration du Theravada comme religion d’Etat, de la persécution des Aris et de la chute de Thaton. Dans mon premier livre et dans mon précédent article, j’ai essayé de répondre aux deux premières questions. J’aborderai la troisième dans le prochain roman sur lequel je travaille.

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